Henri de Lubac

Le cardinal Henri de Lubac

A travers l’œuvre du théologien Henri de Lubac (1896-1991), se dessine un itinéraire de croyant : une foi attentive aux problèmes du temps, enracinée dans l’expérience de Dieu, nourrie de l’Écriture, attachée à la vie de l’Église…

Un article du Père Michel Fédou sj, présentant l’œuvre du Père de Lubac et publié dans la revue Croire aujourd’hui :

Étonnante destinée que celle du Père Henri de Lubac, l’un des théologiens les plus suspects dans certains milieux de l’Église pré-conciliaire, l’un de ceux qui, en même temps, devaient le plus contribuer au renouveau de l’Église lors du concile Vatican II ! Né à Cambrai en 1896, entré au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1913, atteint en 1917 par une blessure de guerre qui devait lui occasionner de pénibles souffrances, il avait suivi le cursus habituel de la formation jésuite avant de devenir, en 1929, professeur de théologie fondamentale aux Facultés catholiques de Lyon. En 1938 parut son premier livre, Catholicisme, bientôt suivi d’autres ouvrages dont le fameux Surnaturel (1946); c’est à la suite de cette publication que le P. de Lubac allait être interdit d’enseignement en 1950. Mais le temps de Vatican II fut celui d’une réhabilitation, qui devait être finalement consacrée, en 1983, par l’élévation au cardinalat.

A travers l’œuvre immense du P. de Lubac se dessine, avant tout, un itinéraire de croyant. Cette œuvre de théologien témoigne d’une foi qui est attentive aux problèmes du temps présent, enracinée dans l’expérience de Dieu, nourrie de l’Écriture sainte et de la Tradition, profondément attachée à la vie de l’Église et au mystère de sa catholicité.

Une foi pour notre temps

Plaque sur le Cardinal de Lubac

Plusieurs exemples illustreraient la préoccupation qu’a eue le P. de Lubac de rejoindre l’Église de son temps la fondation (avec le P. Daniélou) de la collection « Sources chrétiennes », destinée à faire connaître les textes majeurs des Pères de l’Église; le soutien apporté à Teilhard de Chardin qui tentait de prendre en compte les données nouvelles de la science; le souci de rédiger, à côté de nombreux ouvrages très érudits, des livres accessibles à un grand nombre de chrétiens …

Le P. de Lubac était d’autre part convaincu que la fidélité à l’Évangile devait inspirer certaines prises de position dans le monde de son temps. Il le montra durant la seconde guerre mondiale, par son engagement dans la résistance spirituelle contre l’antisémitisme. Il le montra aussi par son attention au « drame de l’humanisme athée » : à cet humanisme qui, depuis Feuerbach, avait prétendu s’édifier sans Dieu ou contre Dieu, il opposait la foi d’un Dostoïevski prophétisant la faillite de l’athéisme moderne. Il consacra enfin plusieurs travaux au bouddhisme. Il percevait l’importance de celui-ci dans l’histoire spirituelle de l’humanité, mais il le jugeait enfermé dans les limites d’une mystique seulement « naturelle » : le bouddhisme ignorait la révélation que Dieu avait donnée en Jésus Christ et, par là même, méconnaissait la vocation ultime de l’humanité.

Une foi enracinée dans l’expérience de Dieu

Cette vocation était, selon le P de Lubac, inscrite dans la nature même de l’homme. Telle fut justement la thèse principale du livre Surnaturel : il n’y a pas à imaginer une « nature pure » de l’homme, avant que celui-ci ne soit atteint par le don de Dieu l’appelant à la vie divine; en réalité, l’appel à connaître Dieu et à l’aimer est dès le début présent à l’être humain, selon la fameuse formule de saint Augustin: « Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi »

On reprocha au livre Surnaturel de s’écarter ici de la doctrine thomiste, et, surtout, de ne pas respecter suffisamment la gratuité du don de Dieu. Mais le P de Lubac répondit qu’il retrouvait en fait la grande Tradition de l’Église, et que sa thèse sur le « désir naturel de Dieu » ne portait pas atteinte à la transcendance de Dieu : « En tout, dans tous les ordres, Dieu est premier. Toujours c’est Lui qui nous devance. Toujours, sur tous les plans, c’est lui qui se fait connaître. Toujours c’est lui qui se révèle.  » Il est le Dieu « incompréhensible » dont on n’aura jamais fini de scruter le mystère, en sorte que la parole du croyant doit finalement conduire à l’adoration silencieuse.

Une foi imprégnée de l’Écriture et de la Tradition

Cardinal Henri de Lubac sjAttentive aux problèmes du temps, passionnée par la question du Surnaturel, la foi du P. de Lubac était avant tout nourrie de l’Écriture et de la Tradition. Une grande familiarité avec l’œuvre d’Origène lui permit de souligner l’importance de l’exégèse spirituelle : l’Écriture n’a pas seulement un sens littéral, elle est porteuse de nombreux mystères qui ne peuvent être pleinement dévoilés qu’à la lumière du Christ. C’est cette conviction qui devait se développer tout au long de l’époque patristique et médiévale, trouvant son expression majeure dans la doctrine sur les divers sens de l’Écriture. À cette doctrine était liée une interprétation du rapport entre les deux Testaments : « le Nouveau tout entier est enfanté par l’Ancien, et du même coup l’Ancien tout entier se trouve interprété par le Nouveau. » Le rapport des deux Testaments impliquait lui-même la vision spécifiquement chrétienne de l’histoire. Toutes les phases de cette histoire étaient ordonnées à l’Événement central du Christ qui, par sa venue, avait fait toutes choses nouvelles. Et c’est par l’Église que la nouveauté chrétienne demeurerait présente tout au long de l’histoire.

Une foi ecclésiale

Dès son premier livre, le P. de Lubac avait souligné que le catholicisme était essentiellement « social » et que la « catholicité » faisait partie du mystère le plus profond de l’Église. Il montra par la suite que la célébration de l’eucharistie était, comme telle, incorporation à la communauté ecclésiale : s’il est vrai que l’Église fait l’Eucharistie, il faut aussi reconnaître que l’Eucharistie fait l’Église. Ce dernier thème, d’abord exposé dans Corpus mysticum (1944), fut repris dans l’admirable Méditation sur l’Église de 1953.

Mais ce ne sont pas seulement les écrits personnels du théologien qui ont manifesté la dimension ecclésiale de sa foi. L’attachement du P. de Lubac à l’Église s’exprima aussi par sa contribution même au concile Vatican II, dont il suivit les travaux en qualité d’expert. Plusieurs textes de ce concile portent la marque de son œuvre qui, avec celle d’autres théologiens comme le P. Congar, a largement contribué à une nouvelle compréhension de l’Église comme peuple de Dieu et de sa mission dans le monde.

Michel Fédou sj

> En savoir :

Les Éditions du Cerf ont récemment entrepris la publication intégrale des écrits du P. de Lubac, sous la direction de G. Chantraine et de M. Sales. Les volumes ne reproduisent pas seulement les œuvres du théologien, mais les feront précéder d’une « présentation » qui en éclairera la genèse et la portée, et donneront en outre une traduction française des citations grecques et latines. Un premier volume est déjà paru en 1998 : Le Drame de l’humanisme athée.

Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme (1938 ; rééd., Cerf, 1983)
Le Drame de l’humanisme athée (1944 ; nouv. éd., Cerf, 1998)
Méditation sur l’Eglise (Aubier-Montaigne, 1953)
Sur les chemins de Dieu (Aubier-Montaigne, 1956)
Paradoxes, suivi de Nouveaux Paradoxes (Seuil, 1959)
La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (Aubier-Montaigne, 1962)
Le mystère du Surnaturel (Aubier-Montaigne, 1965)
L’Écriture dans la Tradition (Aubier-Montaigne, 1966).
– Jean-Pierre Wagner, Henri de Lubac, collection Initiations aux théologiens, Éditions du Cerf, 254 p., 2001, 140 F.

> Photo : © Jesuits in Ireland