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Lors d’une méditation prononcée au Congrès du Mouvement Chrétien des Cadres et dirigeants (MCC), le 24 septembre 2022, le P. François Boëdec sj, Provincial, a apporté son éclairage sur le thème de la rencontre, « Passeurs d’avenir ». Il s’est appuyé sur la figure de Jonas, prophète aux périphéries malgré lui, en replaçant son histoire dans le contexte des « Ninive d’aujourd’hui ».
Chers amis,
Je suis heureux d’être avec vous au début de votre congrès. Et de retrouver beaucoup de visages familiers et proches. Vous savez, un jésuite se sent toujours un peu comme en famille au MCC, non seulement en raison de l’histoire du mouvement qui nous lie fortement, mais aussi bien sûr, en raison de cette « petite musique », cette spiritualité commune que nous partageons, et qui nous fait percevoir, bien souvent de la même manière, les enjeux du monde et un certain nombre d’intuitions pour essayer d’être, dans ce monde précisément, enracinés et ouverts. Je mesure pour vous l’importance de ce congrès dans la vie du mouvement, et son avenir. Et comme Provincial des jésuites, je voulais vous redire simplement notre amitié et notre proximité dans cette recherche croyante de ce que Dieu désire pour chacun, chacune, pour votre mouvement et pour notre Église, dans ce moment particulier de l’histoire de notre société et du monde.
Jonas, passeur d’avenir sans y croire vraiment
Être passeurs d’avenir, le thème de votre congrès, voilà un défi bien grand ! Peut-on d’ailleurs « passer un avenir » ? Tout au plus aider à s’y disposer, partager les conditions que nous repérons pour qu’il puisse être le nôtre et se l’approprier. Et puis surtout, y croire. L’avenir appartient à Dieu, mais – nous le savons – ce sont toujours les hommes et les femmes qui font l’histoire, parfois avec Dieu, parfois sans lui ou contre lui, souvent aussi, contre l’humanité. Et l’actualité, malheureusement, ne cesse de le montrer. Passeur d’avenir, Jonas le fut pourtant. Mais pourrait-on dire, à sa façon, sans le savoir, sans y croire vraiment, en tous cas sans le désirer complètement, et sans mesurer la force de la Parole qu’il portait.
Cette figure de Jonas, qui nous a mis en route ce matin et va nous accompagner durant tout ce congrès, est au cœur d’une histoire étonnante, sorte de conte merveilleux et incroyable. Elle fait pourtant étonnamment écho en nous, dans la vie de votre mouvement. Permettez-moi de partager l’une ou l’autre résonance méditative très simple, à différents niveaux, que cette histoire suscite en moi ce matin.
À contre-cœur
L’histoire nous a été rappelée. Dieu avait ordonné à Jonas d’aller à Ninive, mais ce dernier trouvait que c’était une très mauvaise idée. En effet, Ninive était la capitale de l’ennemi, l’empire assyrien, et Jonas ne voulait surtout pas y annoncer la parole de Dieu. Alors Jonas part dans la direction opposée, en bateau, mais Dieu ne le laisse pas faire. Vous connaissez la suite : la tempête se lève et, afin de calmer les flots, on le jette à la mer. Jonas se retrouve dans le ventre d’un poisson. Là, il se tourne vers Dieu et le remercie de ne pas l’abandonner à la mort. Trois jours plus tard, le poisson renvoie Jonas sur une plage. Et c’est là que se situe le passage que nous venons d’entendre.
Après ce qu’il lui est arrivé, Jonas finit donc par aller, à contrecœur, à Ninive pour accomplir sa mission : et là, il parle ! Or, quelle est cette prédication ? Un brillant discours ? Non. En fait, Jonas ne délivre, du bout des lèvres sans doute, qu’une partie du message reçu du Seigneur. Il n’annonce en effet que la menace de destruction, sans expliquer que la conversion peut empêcher le châtiment. Pourtant cela va suffire. Il a à peine parcouru un tiers de la ville que la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Et la ville entière se transforme. Un simple mot murmuré avant de s’enfuir, un mot de condamnation, en fait, suffit à convertir toute la ville qui trouve le chemin de la pénitence. Une parole qui va mettre ensemble les habitants, suscitant un peuple qui s’unifie et se relève.
Oui, Jonas nous ressemble bien. Il a des idées assez précises sur ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas, sur ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Jonas est un prophète qui ne veut pas faire son job de prophète. Ninive, pour un israélite comme Jonas, représente une réalité menaçante, l’ennemi qui met en danger Jérusalem elle-même. Pour lui, il faut détruire Ninive, certainement pas la sauver. Et puis, en bon juif, Jonas pense que seul Israël a le vrai dieu. Et que Yahvé-Dieu n’a donc pas à perdre son temps en allant parler à ces adorateurs de faux dieux. Pourtant, c’est lui et pas un autre, que Dieu invite « en périphérie », à Ninive, pour aller parler aux habitants de la grande ville.
Dieu croit en nous, plus que nous-même
Il en est souvent de même pour nous. Bien convaincus de tas de choses. De là où il faut aller, de ce qui est digne d’intérêt, d’engagement. Celles et ceux que nous sommes prêts à rencontrer, mais aussi ceux que nous classons et rejetons bien rapidement. Et souvent, il faut que Dieu insiste un peu, beaucoup même, pour que nous consentions à faire sa volonté, non pas la nôtre. Certains jours, nous sentons bien que la tempête peut faire rage dans nos cœurs comme autour du bateau de Jonas. Cela nous interroge sur notre disponibilité profonde, notre disponibilité à une autre parole que la nôtre. Où ne voulons-nous pas aller ? Vers où ne voulons-nous pas regarder ? Quelle voix écoutons-nous ?
Mais il est touchant de voir qu’à aucun moment, on ne voit Dieu s’impatienter ou se mettre en colère. Dieu aurait pu dire « C’en est assez ! ». Il aurait pu exercer un jugement contre Jonas et envoyer quelqu’un d’autre. Non, tranquillement, avec fermeté mais compassion, Il utilise les éléments pour faire comprendre à Jonas ce qu’Il veut lui enseigner. C’est bien lui qu’il veut pour porter sa parole, et pas un autre. Cette insistance de Dieu n’est d’ailleurs pas réservée à Jonas, elle traverse toute la Bible ; et elle nous rejoint dans notre propre histoire. L’appel insistant du Seigneur qui nous veut pour sa mission. Qui croit en nous parfois plus que nous-même. Un appel insistant qui devient pour nous le lieu de notre conversion, de la réinvention de notre vie, quel que soit notre âge. Quand nous sommes nous aussi tentés de ne plus y croire, tentés de savoir ce qu’il faut faire, tentés de nous arrêter en chemin… Et puis, n’oublions pas, même si Jonas est ici seul, qu’il ne faut pas forcément être très nombreux pour faire bouger des situations, pour donner une nouvelle direction, un nouvel élan à des réalités qui semblaient bloquées. Bref, en d’autres termes, ce n’est jamais à nous de savoir à l’avance la fécondité de nos vies.
Jonas fait le minimum, Dieu le maximum
Alors Jonas va parler. En fait, ce n’est pas lui qui veut parler. D’ailleurs, il fait le minimum. C’est Dieu qui désire entrer en dialogue avec les habitants de Ninive. Dieu qui ne se résout pas à détruire Ninive. Dieu qui veut établir le dialogue. Et qui espère que de cette parole jetée par Jonas comme une graine en terre, presque à la volée, surgissent une nouvelle réalité, une écoute nouvelle, des changements auxquels Jonas ne croyait pas, mais que Dieu, lui, espérait secrètement. En fait nous sommes à la fois Jonas qui met du temps à se mettre en route, et les habitants de Ninive qui ont besoin de se convertir. Ce prophète arpente les rues de Ninive en clamant sa destruction prochaine, n’est-ce pas ce qui se passe devant nos yeux ? Toutes les mises en garde des scientifiques qui nous disent depuis longtemps que si l’humanité continue ainsi, nous allons à la catastrophe. Force est de constater que nous n’avons pas changé grand-chose à nos habitudes, que nous bougeons lentement… Serions-nous pires que les habitants de Ninive ? Est-ce venu le temps de la conversion ?
Dialoguer, s’engager, réinventer. Trois mots pour incarner le thème de votre congrès, et le chemin que vous voulez emprunter dans les Ninives de nos vies. Nous sentons combien l’enjeu du dialogue est plus que jamais fondamental, au sens premier du terme, pour imaginer l’avenir. C’est un engagement en lui-même, sans cesse à refaire. Il suppose du courage, car ce n’est pas toujours facile de parler, d’être contesté, remis en cause. Et notre parole ne peut tomber dans haut, en surplomb, pleine de suffisantes certitudes. Elle ne peut être que parole offerte et partagée. Ce ne sont pas des mots pieux ; ce sont des choix aussi éprouvants que féconds. Cet engagement suppose de veiller à ne pas rester dans l’entre-soi où on pense et on fait pareil, il suppose de consentir à ne pas avoir les réponses toutes faites et rassurantes, mais de continuer à chercher, relire, se laisser déplacer par la rencontre. Et il suppose aussi de se laisser habiter, éclairer par une autre parole que la nôtre, celle que Dieu nous donne, de différentes manières, dans son Église, au MCC, dans nos responsabilités professionnelles, et dans tous les lieux de nos vies où son esprit est à l’œuvre, tantôt parole vive, tranchante, et bousculante, tantôt parole murmurée au cœur. En d’autres termes, il nous faut sans cesse veiller à avancer avec celui qui seul ouvre les portes de l’avenir.
À la suite du Christ, premier « passeur »
Celui qui ouvre les portes de l’avenir, celui a ouvert les portes de Ninive, les portes du cœur de ses habitants, c’est donc celui qui permet les passages. Passage est un mot de Pâques. Et le premier des passeurs, c’est le Christ. Celui qui veut être passeur d’avenir, doit, à son tour, emprunter ce chemin, consentir à ne rien garder serré entre ses mains, regarder résolument ce qui doit mourir et naître, à soi-même, à ses projets, à ses représentations, dans l’organisation de nos sociétés, de nos entreprises, de notre Église, dans nos manières de vivre et de nous situer en relation aux autres et à la création. Plus facile à dire qu’à faire. Il a fallu du temps à Jonas pour se mettre en route… Aidons-nous, mes amis, sur ce chemin.
Tenir debout face aux déshumanisations
Aujourd’hui, le temps semble s’être rétréci. Les crises climatiques, sociales, économiques se rapprochent. Elles sont là. Devant la vague qui enfle et qui – on nous l’annonce tous les jours – devrait immanquablement s’abattre sur nous, devant l’annonce du malheur à venir : « Ninive sera détruite », que faisons-nous ? Être passeurs d’avenir, c’est peut-être d’abord tenir debout dans la vague et aider les autres à tenir debout, à rester des humains alors que les changements, la peur et sa violence peuvent très vite déshumaniser – et dans cette posture, pour tenir debout, la charpente est plus précieuse, plus utile que toutes les armures -, mais c’est aussi croire pour soi et pour les autres que l’histoire avec Dieu se fait, que Dieu continue d’appeler à la vie, de la susciter, de l’encourager, de la faire gagner. Non pas de manière magique, mais dans ce mystérieux cheminement que seule la force de vie que Dieu a définitivement mis dans ce monde peut opérer, alors même que nous nous trouvons souvent devant l’apparente victoire de la mort. Comme à Ninive, où sa parole a mis en route, contre toute attente, ses habitants, dont Dieu connaissait en fait les cœurs et aussi les prises de conscience possibles. Oui, nous pensons que les vraies solutions aux problèmes profonds de notre époque ne viendront pas d’abord de l’économie et de la finance, si importantes et indispensables soient-elles, encore moins de postures et gesticulations de quelques-uns. Elles viendront de cette écoute personnelle et collective des besoins profonds de l’homme. Et de l’engagement de tous.
Eh bien, mes amis, que ces jours, nous aident à choisir le chemin étonnant de Jonas. Qui nous fera parfois faire des tours et des détours, en nous-mêmes, avec Dieu et avec les autres, dans toutes les Ninive d’aujourd’hui. Un chemin qui expose, qui engage, qui oblige à trouver le bon ton, la bonne parole, qui ose interpeler, qui ose dire la vérité, qui ose soutenir, qui ose la nouveauté, alors que rien n’est là pour assurer nos pas, sinon la promesse de Dieu.
Notre Dieu est le Dieu des fidélités. Que cette certitude nous donne déjà d’avancer aujourd’hui avec la joie promise au terme de tous nos passages, de toutes nos traversées pascales. Oui, nous pouvons avancer ensemble avec confiance. Je vous souhaite un très bon congrès pour imaginer avec Dieu l’avenir.
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