Pendant plus de soixante ans, ce jésuite hors cadre tirait des jeunes de la drogue, de l’alcool ou de la prison, persuadé que la vraie cause de leur dérive n’est rien d’autre que le manque d’amour.
Il attendait son visiteur de pied ferme. À 92 ans, on aurait pu pardonner au P. Michel Jaouen une distraction. Mais non, rien de tel : le vieil homme commençait même à s’inquiéter d’un léger retard dû à une avarie ferroviaire et s’apprêtait à téléphoner à La Croix dont il avait déjà lu l’édition du jour. Allait-on avoir une conversation tranquille durant laquelle il raconterait sa longue et formidable histoire ?
« C’est à croire qu’ils ne se sont jamais trompés de leur vie, ceux qui prétendent pouvoir juger des actes des autres. »
Très vite, on comprendra qu’avec « Michel », comme tous l’appellent ici avec affection et respect, les choses ne se passent jamais selon des plans établis d’avance. Aux Barraques, modestes et fonctionnelles constructions au bord de l’océan Atlantique où siège l’association des Amis de Jeudi-Dimanche (AJD), on sait bien que son fondateur n’est pas homme à s’embarrasser de discours. Avec lui, il faut très vite être dans l’action, sur le terrain, là où se concrétisent la pensée et les idées.
Aussi, après un rapide tour du propriétaire où l’on aura le plaisir de saluer Marie-Anne, secrétaire de l’AJD et pilier indispensable à la bonne marche de l’entreprise Jaouen et consorts, le break Citroën passablement usagé du patron installé à l’arrière avec le visiteur file le long de la côte bretonne, du côté de l’Aber-Wrac’h.
C’est Luc, un compagnon de longue date de passage ici, qui conduit l’auto : service qu’il rend volontiers en se faisant chauffeur, comme s’il était redevable de quelque chose d’important, mais l’on ne saura jamais de quoi. Car celles et ceux qui ont eu la chance de croiser le P. Jaouen savent bien qu’ils ne seront pas jugés, qu’ils seront toujours regardés avec dignité, comme des égaux, des gens debout. Inutile de connaître le détail de leur passé.
Dix minutes auront suffi pour aller des Barraques au chantier naval situé au Moulin de l’Enfer, au bord d’un bras avancé de la mer. C’est d’abord là que « Michel » tient à amener le passager d’un jour, peut-être parce que là apparaît le mieux le sens de son action : la réparation. Celle des bateaux qui sont confiés aux ouvriers du chantier, bien sûr, mais aussi et surtout celle des personnes qui redécouvrent ici leurs vraies capacités et une raison de vivre. « La première chose à faire avec ces jeunes qui ont des problèmes d’alcool, de drogue, ou qui ont fait de la prison, c’est de leur redonner confiance en eux- mêmes, leur montrer qu’ils sont aussi capables que n’importe qui », dit d’expérience le P. Jaouen.
« Essayer de donner aux gens que je rencontre tous les jours une idée de ce qu’est suivre Jésus-Christ, être fidèle à la doctrine qu’Il nous a donnée. »
Dans le vaste bâtiment de pierre à deux étages aujourd’hui propriété de l’AM – il était prévu, jadis, pour servir de centrale électrique, ce qui, pour d’obscurs motifs, ne fut jamais le cas – s’affairent de solides gaillards et quelques jeunes femmes aguerries qui ne craignent pas de manier la varlope ou la scie circulaire. D’énormes moteurs diesels attendent d’être rafistolés, tandis que, dehors, coques et roofs sont poncés, nettoyés, colmatés avant d’être remontés. Le « patron » pourrait tirer fierté de « son » œuvre, mais l’on sent que ce qui l’intéresse vraiment, lui, ce sont ceux qui s’activent à faire tourner le chantier. « Ici, il y a les sept salariés du chantier, ceux qui travaillent pour eux, mais aussi tous les autres, anciens toxicos ou sortis de prison, et puis quelques élèves de la marine marchande. Tout le monde est mélangé », explique « Michel », à qui, lors de la pause goûter, on fait une place autour de la table. Lui qui, désormais, se déplace un peu plus lentement et s’assoit volontiers dès qu’il trouve un siège à sa portée.
On ne traînera pas longtemps sur place, car il faut maintenant se rendre au petit port de l’Aber-Wrac’h, où mouillent, non loin, les deux fleurons de la flotte AJD, le Bel Espoir et le Rara Avis, beaux et vénérables navires habi-tués des voyages aux longs cours avec à leur bord de drôles de moussaillons mélangés à des marins professionnels, volontaires pour ce genre d’aventure humaine. Dans la voiture, le P. Jaouen explique :
« Moi, je n’aurais jamais imaginé que les choses prennent cette tournure. Elles se sont faites les unes après les autres, voilà tout ! »
Luc a maintenant garé l’auto au bout d’une jetée.« Michel » en sort lentement, cheveux blancs flottant au vent du large, sa large carcasse face à l’océan. Ses mains de colosse en porte-voix, il hèle d’une voix de stentor en direction de ses bateaux: « Bel Espoir! oh! oh! » Pour 92 ans, quel coffre ! Aussitôt, répondant à l’appel, s’approche un canot pneumatique dans lequel prend place le vieil homme.
Le long de la coque bleu ciel du Rara Avis, afin de grimper sur le pont, il demande une échelle en dur, pas une échelle de corde Signe qu’il ne veut pas prendre le risque d’un plongeon. Même si ce Breton né sur l’île Ouessant a congénitalement le pied marin, le corps usé par les années a ses excuses. En outre, le P. Jaouen ne cherche pas à prendre la pause du vieux loup de mer : « Si je pars en mer, ce n’est pas pour elle, mais pour les gens qui sont à bord », précise-t-il.
Hervé Boucher, jeune officier de la marine marchande habitué des transats avec ces bateaux de l’espoir, ne le démentirait pas : « Du fait qu’il n’a plus de fonction particulière à bord, étant donné son âge (ni capitaine ni cuisinier, ce qu’il fut), Michel est totalement disponible. Il sait où en est chacun dans sa vie. Ce qui m’étonne toujours chez lui, c’est son regard, cette bienveillance qu’il a en permanence. C’est un râleur – ça, ce n’est pas nouveau – mais il n’est pas aigri, pas blasé.
S’il voit un bébé, ou bien deux jeunes qui se mettent en couple, il suffit de regarder ses yeux et tu vois qu’il y a de l’amour en lui et que, ça, ça ne changera jamais. »
Durant la dernière traversée annuelle de l’Atlantique, Hervé a observé ceci: « Il était bien là, très attentif à tout ce qui se passait, complètement présent. » Pas besoin au prêtre qu’il est de prêcher. Son entourage ne l’a d’ailleurs jamais vu dire une messe à bord. Si les uns ou les autres veulent une messe, il pousse les équipages à profiter des escales pour y aller en se mêlant à la population locale, parce que, selon lui, dire une messe entre soi, « ça n’a pas de sens ! ». Et puis, d’ailleurs, « ce n’est pas parce que quelqu’un ne va pas à la messe le dimanche qu’il n’est pas chrétien le reste de la semaine, non? ».
« Si je pars en mer, ce n’est pas pour elle mais pour les gens qui sont à bord…
D’un bloc, le P. Jaouen. Une sorte d’abbé Pierre de la mer, quoiqu’il s’en défende, même s’il l’a bien connu et apprécié, du temps où, à Paris, notre homme était aumônier à la prison de Fresnes et avait ouvert le centre des Épinettes pour les « sortis de taule »: « j’avais un camion, l’abbé Pierre en avait un aussi. Quand mon camion était en panne, il me dépannait, et j’en faisais autant pour le sien. »
Formé par les jésuites dans un établissement de Brest, devenu alors naturellement jésuite, totalement indifférent au fait que le pape en soit un, il dit à son propos : « Moi, ça m’est égal qu’il soit jésuite. Enfin ! il a bien du mérite. Pour rien au monde je ne voudrais être à sa place ! »
Il précise, affichant ainsi son style : « Quand je suis entré chez les jésuites, ce n’était pas pour enseigner dans les collèges bourgeois. Au départ, je voulais partir en Chine pour aider le P. Jacquinot. »
Ce dernier, un jésuite fort en gueule, sans nul doute de la même trempe que son admirateur, était très connu pour avoir sauvé des milliers de gens lors du conflit sino-japonais. L’arrivée de Mao sur le devant de la scène chinoise devait bouleverser les plans du jeune Jaouen.
Aujourd’hui, prêtre sans paroisse, il définit ainsi son sacerdoce: « Essayer de donner aux gens que je rencontre tous les jours une idée de ce qu’est suivre Jésus-Christ, être fidèle à la doctrine qu’Il nous a donnée. » De quelle manière ? « » Aime et fais ce que tu voudras. » Ce n’est pas de moi. Mais avec ça, on passe partout ».
Et il ajoute : « Attention, aimer, ce n’est pas prendre, c’est donner. Si tu crois que tu vas prendre quelque chose en aimant, tu arriveras vite devant un tiroir vide. En revanche, si tu es capable de donner, si tu donnes à perpette, alors… » « Si tu crois que tu vas prendre quelque chose en aimant, tu arriveras vite devant un tiroir vide. En revanche, si tu es capable de donner, si tu donnes à perpette, alors… »
Alors, oui, c’est ainsi que « Michel » dit de lui-même : « Je n’ai jamais été malheureux. » Fils de médecin, troisième d’une fratrie de 15, il estime qu’il n’a pas eu grand mérite à devoir partager : « Si on apprend aux gosses à donner, ils donnent ! Du simple fait d’être 15 enfants, on prend l’habitude de vivre ensemble. Après, le partage, c’est instinctif » Peut-être aussi à cause de cette enfance-là, la famille compte beaucoup pour « Michel »: « Il me reste huit frères et sœurs. Ils sont tous dans le coin » Un pôle affectif qui n’a cessé de le soutenir…
Il n’est pas si reposant de vivre tous les jours au milieu de gens cabossés par la vie. Que peut-on changer à la situation de tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir croisé « Michel »?
Rien, si l’on ne commence pas par changer l’essentiel : le regard qu’on porte sur les plus démunis. En somme, le combat de toute la longue vie du P. Jaouen.
Repères. Quelques dates
1920 : naissance à Ouessant (île d’Ouessant, Finistère).
1933 : entre au collège Bon-Secours de Brest tenu par les jésuites.
1939 : entre au noviciat, chez les jésuites.
1951 : ordonné prêtre, il fonde avec le P. Gounon l’association Aide à la jeunesse délinquante (AJD) qui deviendra Amis du Jeudi-Dimanche.
1954 : aumônier à la prison de Fresnes.
1959 : l’AJD achète le terrain dit des Barraques, à Landéda (Finistère)
pour des camps d’été de jeunes.
1964 : crée le Foyer des Épinettes, à Paris, pour les jeunes sortis de prison.
1968 : l’AJD achète la goélette à trois mâts Bel Espoir II.
1971 : première croisière du Bel Espoir vers les Antilles.
1974 : l’AM reçoit la goélette à trois mâts Rara Avis (« oiseau rare »), donnée par le propriétaire du BHV, Georges Lillaz.
En savoir + :
Le site du Bel espoir et de l’Association AJD
> Source de l’article : reprise du dossier que La Croix lui consacre dans son édition du 12-13 octobre 2013 de Louis de Courcy
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