Pierre Teilhard de Chardin : une pensée qui mûrit au Front

En ces années de commémoration de la Grande Guerre, redécouvrons quelques textes que l’expérience des tranchées inspira au soldat et jésuite Teilhard de Chardin.

Lettre à Marguerite, Nant-le-Grand, 23 août 1916

Je te disais que mon moral est resté bon. Sauf aux moments de bombardements intenses, où la vie devient plus animale, absorbée et concentrée dans les sifflements et les explosions, j’ai gardé le goût de penser. Mon regret est de n’avoir pas su assez, peut-être, fortifier et consoler tels ou tels de mes amis. Mais jusqu’à ce qu’on apprenne brusquement qu’ils ont reçu une balle dans la tête, cela paraît si peu vraisemblable que ceux qu’on rencontre pleins de santé, sur la ligne, doivent finir si vite, qu’on est souvent gêné pour parler carrément de fin prochaine… Je ne sais pas quelle espèce de monument le pays élèvera plus tard sur la côte de Froide-terre, en souvenir de la grande lutte. Un seul serait de mise : un grand Christ. Seule la figure du Crucifié peut recueillir, exprimer et consoler ce qu’il y a d’horreur, de beauté, d’espérance et de profond mystère dans un pareil déchaînement de lutte et de douleurs. Je me sentais tout saisi, en regardant ces lieux d’âpre labeur, de penser que j’avais l’honneur de me trouver à l’un des deux ou trois points où se concentre et reflue, à l’heure qu’il est, toute la vie de l’Univers, – points douloureux, mais où s’élabore (je le crois de plus en plus) un grand avenir.

Genèse d’une pensée, Éditions Grasset, p. 152

Journal du 17 octobre 1916, p. 127

Les hommes (les vagues d’hommes), aujourd’hui encore, sont semblables à des naufragés qui essaient de se joindre entre eux. Ils se tendent les bras, mais des vagues brutales les heurtent et les brisent les uns contre les autres. L’Avenir céleste et humain est dans l’association harmonieuse des individus par l’amour. Seulement il faut que s’aplanisse la mer qui les porte, que s’unifient les civilisations diverses qui entraînent dans des évolutions diverses les groupes d’hommes et les jettent les uns sur les autres.
La guerre est le heurt entre des vagues d’hommes… Qu’est-ce qui fait ou apaisera
les vagues ?…

Lettre à Marguerite, Ravin de Moulins, 17 juin 1917

Ce matin, je suis descendu dire ma messe au village où j’étais il y a quelques jours. Je compte recommencer après-demain. En attendant, j’ai sur moi la Ste Réserve, pour quelques zouaves. Et alors, je passe mes journées avec NS littéralement coeur à coeur. Si seulement je savais profiter de cette grâce que seule la guerre pouvait m’apporter ! – Ainsi sommes-nous moins loin l’un de l’autre. Fasse NS que cette Présence prolongée nous illumine un peu plus les yeux et le coeur, comme tu le souhaites, afin que, plus complètement et réellement, nous le voyions en tout.

Genèse d’une pensée, p. 255

« La nostalgie du Front », Aux armées avec les tirailleurs, septembre 1917

Heureux, peut-être, ceux que la mort aura pris dans l’acte et l’atmosphère même de la guerre, quand ils étaient revêtus, animés d’une responsabilité, d’une conscience, d’une liberté plus grande que la leur, – quand ils étaient exaltés jusqu’au bord du Monde, – tout près de Dieu !
Les autres, les survivants du Front, garderont dans leur coeur une place toujours vide, si grande que rien de visible ne saura plus la remplir. Qu’ils se disent alors, pour vaincre leur nostalgie, qu’il leur est encore possible, malgré les apparences, de sentir encore passer en eux quelque chose de la vie du Front.
Qu’ils le sachent : la réalité surhumaine qui s’est manifestée à eux, parmi les trous d’obus et les fils de fer, ne se retirera pas complètement du Monde apaisé. Elle l’habitera toujours, quoique plus cachée. Et celui-là pourra la reconnaître, et s’y unir encore, qui se livrera aux travaux de l’existence quotidienne, non plus égoïstement, comme auparavant, mais religieusement, avec la conscience de poursuivre, en Dieu et pour Dieu, le grand travail de création et de sanctification d’une Humanité qui naît surtout aux heures de crise, mais qui ne peut s’achever que dans la paix.

Écrits du temps de la guerre, p. 240-241

Le prêtre, entre Compiègne et Soissons, dans la forêt de Laigue, 8 juillet 1918

Christ s’aime comme une personne, et s’impose comme un Monde. Le Christ est sûr de s’achever. Il est à l’abri de la souffrance. Il est déjà ressuscité. Et cependant, nous, ses membres, nous poursuivons dans l’humilité de la crainte, et l’excitation du danger, l’achèvement d’un élément que le Corps mystique ne peut tenir que de nous. Notre paix se double de l’exaltation de créer dans le risque une œuvre éternelle qui n’existera pas sans nous. Notre confiance en Dieu s’anime et se durcit de l’acharnement humain à conquérir la Terre.
Ô prêtres qui êtes à la guerre, s’il en est, parmi vous, que déconcertent une situation aussi imprévue, et l’absence de messes dites ou de ministère accompli, souvenez-vous qu’à côté des sacrements à conférer aux personnes, plus haut que le soin des personnes isolées, vous avez une fonction universelle à remplir, l’offrande à Dieu du Monde tout entier.

Écrits du temps de la guerre, p. 322-332

Fort de Douaumont où le régiment du Père Teilhard fut décimé..

La Foi qui opère, Chavannes-sur l’Étang, 28 septembre 1918

Le Christ « s’expérimente » comme les autres objets.
Tant que nous n’essaierons pas d’aller à Lui sans hésitation, il nous apparaîtra comme un fantôme. (…)
Toutes les apparences du Monde inférieur demeurant les mêmes (- les déterminismes matériels, – et les vicissitudes du Hasard, – et la loi du travail, – et l’agitation des hommes, – et le pas de la mort,…) celui qui ose croire aborde une sphère du créé où les Choses, gardant leur texture habituelle, semblent faites d’une autre substance. Tout reste inchangé dans les phénomènes, et tout devient, cependant, lumineux, animé, aimant…
Par l’opération de la Foi, c’est le Christ qui apparaît naissant, sans rien violer, au cœur du Monde.

Écrits du temps de la guerre, p. 359


Commentaires

2 réponses à “Pierre Teilhard de Chardin : une pensée qui mûrit au Front”

  1. Merci de ces beaux textes de Teilhard. Je me propose de les mettre sur le site
    http://www.teilhard-international.com
    que j’anime pour accompagner l’Exposition « Ensemble, construisons la terre » qui continue son parcours en France et en Europe comme dit le communiqué suivant que je vous remercie de bien vouloir porter à la connaissance de vos lecteurs.

    Le groupe de Troyes de l’Association des Amis de Pierre TEILHARD DE CHARDIN
    Organise du 4 au 14 juin, dans le cadre du FESTIVAL D’ART SACRE la présentation de l’exposition itinérante; créée par Mr. REMO VESCIA

    ENSEMBLE, CONSTRUISONS LA TERRE

    L’exposition propose une synthèse de la vision cosmologique de ces trois personnages sous la forme d’une méditation inspirée par leurs écrits, pensées, prières, poèmes ou calligraphies et illustrée par des photographies, reproductions et panneaux documentaires.
    Le fil conducteur en est la phrase de Pierre TEILHARD de CHARDIN dans L’énergie Humaine:
    « L’âge des nations est passé. Il s’agit maintenant pour nous, si nous ne voulons pas périr, de secouer les anciens préjugés, et de construire la Terre ».
    En découle un itinéraire en cinq étapes destiné à faire comprendre comment, au fur et à mesure que vous avancez dans le parcours indiqué par TEILHARD et enrichi par l’extraordinaire convergence de pensée de St François d’ASSISE et de François CHENG, vous pourrez atteindre l’objectif qui donne un sens à votre vie : construire dans la Joie une civilisation de Paix et d’Amour.

    L’église SAINT-NIZIER de Troyes (place Saint-Nizier) servira de cadre à cette exposition.

    Les horaires d’accès seront pendant toute la durée du festival d’art sacré de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 18h00.

    Un guide sera présent et pourra répondre aux questions des visiteurs.

    Le groupe de Troyes de l’Association des Amis de Pierre Teilhard de Chardin vous invite à assister à la conférence qui sera donnée par Mr. Rémo VESCIA

    Le vendredi 5 juin à 16h30 au Centre de Formation Diocésain
    10 Rue de l’Isle – 10000 TROYES

    HYMNE A LA MATIERE

    Le conférencier Monsieur Rémo VESCIA. est le créateur, le commissaire de l’exposition: « ENSEMBLE, CONSTRUISONS LA TERRE » qui sera visible de 10h00 à 12h00 et de 14h00 à 16h00 à L’Eglise Saint-Nizier, Place Saint-Nizier à Troyes du 4 au 14 juin 2015.

    Remo Vescia après avoir assumé la direction de la communication chez IBM, fut de 1985 à 1987 chargé de mission pour le mécénat auprès du ministère de la culture,
    puis des affaires culturelles de la ville de Paris. Enseignant dans plusieurs écoles d’art parisiennes. Il intervient en France et à l’étranger comme consultant en affaires culturelles pour le mécénat. Il est président du Centre TEILHARD international.

    Le thème de la conférence est le chant d’espérance que le père TEILHARD DE CHARDIN, prophète, visionnaire des temps modernes a entonné, il y a prés d’un siècle. Il est le plus intelligible Cantique des créatures de notre temps.
    Un des textes les plus considérables de la littérature et de la science moderne. Il a rejoint ainsi, la cohorte réduite des quelques grands poètes qui, par la vertu du verbe, ont transformé le monde, les poètes prophètes. Il est certainement, l’un des plus grands pionniers du renouveau spirituel de notre temps.

  2. Martial Garambois

    Petite réflexion après la lecture de Teilhard :
    Avant de m’endormir, je lis « Teilhard de Chardin Prophète d’un Christ toujours plus grand ». Oui, toujours plus grand : cette pensée s’inscrit, s’imprègne dans mon esprit, puis je m’endors…
    Au milieu de la nuit, je me réveille et la pensée de Teilhard me poursuit. Comme il nous explique Saint Paul : « Et Dieu sera tout en tous ». Et Saint Jean : Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement… »
    Au commencement ?
    Quel commencement ?
    À l’époque de Teilhard, dans les années 1950, quelques scientifiques parlaient déjà du “Big Bang”, mais ce mot n’était pas encore passé dans le langage populaire.
    Je me plais à dire que si Teilhard était là maintenant, il dirait que le Verbe était là au commencement avant le Big Bang.
    Le Big Bang c’était longtemps… longtemps… longtemps… longtemps… longtemps… longtemps… longtemps après le commencement. 13,8 milliards d’années disent les scientifiques. Alors qu’est-ce que le Big Bang ? Serait-ce une explosion de l’Esprit ? Non, le mot est impropre. Ne serait-ce pas plutôt une “étincelle” d’Esprit déposée par Dieu dans le vide cosmique et comme une naissance aurait engendré l’Univers, sans bruit, « comme une brise légère »…

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