L’homme prend soin de ses défunts, signant ainsi son humanité. Le propre de l’homme est bien le souci de la mort et des morts, comme l’explique ici, Stéphane Nicaise, prêtre jésuite et anthropologue.
Stéphane Nicaise, pourquoi est-ce important de rendre hommage aux défunts ?
– Dans notre vision de l’humanité, l’importance de l’hommage que l’homme rend à ses défunts est justement en proportion du prix qu’il accorde à sa propre vie, au sentiment qu’il a d’en être dépositaire, comme d’un don, comme d’une réalité de grande valeur qu’il a reçue et dont le terme n’est pas borné par la mort. À preuve, la relation existentielle de l’homme avec ceux qui l’ont précédé sur terre et qui sont les meilleurs garants de son existence temporaire sur cette terre. L’hommage a la caractéristique d’un respect envers ceux capables de bénir, c’est-à-dire d’assurer la pérennité de l’existence humaine, et cela de manière très concrète et au quotidien : la vie, la santé, la fécondité, la prospérité, la paix.
Le culte des morts suppose, donc, la croyance en une forme de permanence de l’être après la mort ?
– Autant l’homme, depuis que sa trace est visible sur la terre, ne peut se penser comme sa propre origine – le point de départ de sa vie individuelle – autant il ne peut concevoir que la vie qui l’habite et dont il a conscience s’arrête immédiatement avec son cœur ! C’est un sentiment intrinsèque à l’humanité qui ne peut se penser en parfaite autonomie durant le peu de temps qu’elle passe sur la terre. Avant ce monde visible et corporel, il y a une origine invisible, indémontrable mais indéniable. Lui fait écho, un après ce monde visible et corporel, également invisible, indémontrable et indéniable. N’en est-il pas de même dans l’expérience de l’amour qui saisit littéralement une existence individuelle et la transporte ! Le rapprochement entre ces deux expériences atteste de ce qui fait de l’homme un être à part des autres organismes vivants.
Diriez-vous que si l’on ne prend pas soin des morts, ils nous empêcheront de vivre ?
– Oui dans le sens de ce que je viens de dire. L’homme se sait redevable des morts au sens où non seulement ils l’ont précédé dans l’existence, mais ils représentent l’accomplissement de la vie humaine au-delà de la mort, dans une forme de sacralité et de proximité avec le divin qui les instituent à leur tour source de vie, dispensateur de ce sans quoi toute vie humaine sur terre périclite et disparaît.
Selon vous, le culte des morts est-il l’un des derniers signes du sentiment religieux dans une société sécularisée ?
– En réalité, et depuis les premiers signes d’humanité sur terre, c’est le culte au mort qui est la toute première manifestation du sentiment qui sera par la suite qualifié de religieux. Les recherches archéologiques ont en effet attesté, de manière constante à travers toute l’humanité, que parmi les toutes premières manifestations de ce qui distingue l’homme de l’animal, il y a le culte aux morts, c’est-à-dire un comportement ritualisé à l’égard de la dépouille du défunt, avec une symbolisation qui indique clairement la pensée d’une existence continuée au-delà de la mort. Donc, à l’opposé d’être l’un des derniers reliquats de la pensée religieuse de l’humanité, le culte aux morts ensemence, voir réensemence en permanence l’expression de la dimension religieuse de l’homme, de son ouverture à la transcendance comme le dit la théologie catholique. Dit autrement, le culte aux morts est au soubassement de toute expression religieuse. C’est particulièrement visible à La Réunion où d’une manière globale, l’ensemble des pratiques religieuses ont pour premiers interlocuteurs les défunts…
Pourquoi refuse-t-on, souvent, de concevoir sa propre mort ?
– Peut-être bien parce qu’il y a ce germe d’immortalité en nous ! Dire que l’homme est ouverture à la transcendance, c’est affirmer le sentiment d’existence qui l’habite et qui, contre toutes les apparences de sa finitude sur terre, l’ancre dans la certitude que sa vie contient beaucoup plus que tout cela, et donc qu’elle revendique son infinitude.
Personnellement quelle est votre relation à la mort ?
– Je suis homme, habité par cette contradiction existentielle entre finitude et infinitude, et comme tout homme je me débats là-dedans ! Ce n’est pas une figure de style que j’utilise là car je peux rendre compte de l’expérience concrète de cette contradiction existentielle dans l’épreuve du cancer, à moins de trente ans ! La mort ne m’a jamais inquiété, c’est aussi simple que cela, alors même que tel ou tel moment du traitement, en particulier le passage en service de réanimation, m’en a corporellement rapproché, avec un diagnostic vital engagé. Aux infirmières qui s’étonnaient de ma sérénité et de ma joie dès que j’étais un peu remonté, je répondais avec candeur que la qualité de la vie et son prix ne tiennent pas à la durée. Ma vie de jeune, si elle devait s’arrêter là, n’en était pas moins pleine, n’en avait pas moins de valeur que si je devais achever ma vie à un grand âge. Par contre la souffrance, la vraie, était devenue mon appréhension la plus forte, de cette souffrance qui vous dépossède de vous-même, qui vous atomise. La mort, jamais, n’a ce pouvoir de me désintégrer. Au contraire, elle me fait signe du côté de l’unité, de l’unification de la personne, de son accomplissement, non de mon fait à moi, sinon de par mon adhésion à Celui qui m’a voulu vivant et me maintient dans sa propre Vie. Le Christ !
> Source et photo : Clicanoo.re