A quelques jours de Noël, le p. Vincent Klein sj exprime, avec profondeur et poésie, comment le fait d’aller porter la communion à une toute jeune maman l’a fait entrer dans le mystère de l’Incarnation, et comment une chambre de maternité est devenue, à ses yeux, crèche vivante.
Dimanche 8 décembre. La messe à la chapelle de la maternité s’achève. J’enlève ma chasuble et je garde aube et étole. Une sœur me précède avec une bougie. Je serre dans mes mains la custode avec les hosties consacrées. Nous montons dans les étages pour porter la communion aux mamans qui l’ont demandée et bénir les nouveau-nés. Avant de rentrer dans les chambres, la religieuse me demande d’attendre au seuil. Elle s’assure que la patiente a eu le temps d’enfiler un chemisier, de passer un peu d’eau sur son visage, de ranger un linge qui traîne ou d’installer le bébé dans son petit berceau transparent. Geste apparemment dérisoire face à la grandeur du mystère qui s’offre et se déroule. Dérisoire comme de disposer les personnages dans la crèche, dérisoire comme d’essuyer la sueur sur le front du mourant, dérisoire comme d’offrir un peu de pain et de vin.
À la maternité, tout respire délicatesse et pudeur, un bonheur profond se dit sans mot, l’essentiel est visible pour les yeux. « Tu es un ange » dit une jeune femme alitée à son mari plein d’attention, les yeux rougis devant la grandeur de l’événement. Les hommes se font anges pour trouver leur place là où tout se conjugue au féminin : le papa qui donne, transmet et accueille la vie, le gynécologue et le pédiatre qui veillent à la gestation et à la naissance, le prêtre enfin, qui s’efface devant la grandeur du mystère qu’il porte et dont il est témoin. Chacun a son rôle de messager, d’ange. Saint Ignace propose au retraitant, dans la deuxième semaine des Exercices, de contempler la nativité, la crèche. Il l’invite à trouver sa place, sa juste place de témoin humble et discret du mystère qui se dit là : « Je me tiendrai en leur présence comme un petit mendiant et un petit esclave indigne de paraître devant eux. Je les considérerai, je les contemplerai, je les servirai dans leurs besoins avec tout l’empressement et tout le respect dont je suis capable, comme si je me trouvais présent »[1].
Devant le mystère de la crèche
Qu’ils sont précieux ces quelques instants passés à attendre que la chambre devienne crèche, tabernacle, tente de la rencontre. « Dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : paix à cette maison » (Lc 10, 5). Je me souviens de l’importance de cette phrase que je veillais à intérioriser sur le seuil de la cellule afin de me disposer à rencontrer le Christ dans la personne que je visitais[2]. Ce qui était là un point décisif de vigilance est ici une grâce reçue sans effort. Là, il s’agissait de recréer un espace sacré, de se faire écoute et dans la juste distance, de signifier la dignité inaliénable de chacun, quel que soit son passé, son crime ou ses stigmates.
Ici, tout intime le respect et je reçois cette grâce sans mérite. J’y suis convié en tant qu’ambassadeur, c’est-à-dire ange, de Celui qui me porte dans ses mains bien plus que je ne le porte dans les miennes. Là, témoin de l’Evangile, je signifiais ma foi en l’innocence du prisonnier, en ce trésor inaliénable qui fait de lui une personne, un fils de Dieu, malgré et au-delà des actes, parfois inouïs, qu’il a pu commettre[3]. Ici je reçois le mystère de la naissance dont la grâce innocente père et mère. Les draps sont tâchés, mais la naissance demeure immaculée. « Nuit de Noël et nuit de Pâques… vers l’éternelle Eucharistie qui chante au sein du Dieu de vie »[4].
Un défi à la tristesse environnante
La sœur me fait signe de pénétrer dans la chambre et se tient en retrait. Et elle sort même, quand la maman souhaite plonger sa joie dans la grâce du par-don et ainsi recevoir « grâce sur grâce » (Jn 1, 16). Mais en réalité, qui donne et qui reçoit ? Allongée sur son lit, le visage marqué à la fois par l’épuisement du travail et la joie indicible qui le transfigure, le drap remonté jusqu’aux aisselles, les bras au-dessus et ouverts comme en offrande, la mère confie son enfant couché à côté d’elle. Son sourire dit sa légitime fierté. Une force toute féminine se dit dans la faiblesse. Pas besoin de paroles, pas de discours théologique. Dieu se dit là, entièrement et mystérieusement : « Voici mon corps ». Ces paroles de Jésus n’ont-elles pas été dites par Marie offrant son Fils ? Au pied de la Croix, certes, mais déjà à Bethléem, la maison du pain ? Et chaque maman présentant son nouveau-né le signifie : « Voici mon corps…livré pour vous ».
Dans sa fameuse méditation de l’incarnation, Ignace de Loyola nous invite à contempler le monde avec ses guerres et ses famines, avec ses catastrophes écologiques. Le retraitant regarde ensuite les trois personnes de la Trinité qui décident de réaliser le salut du monde. Il s’accomplit dans le troisième tableau : l’ange Gabriel rend visite à une jeune fille galiléenne du nom de Myriam[5]. La voici, la réponse de Dieu, le voici, le salut du monde : un enfant nous est né ! (Is 9, 6) Concevoir, mettre au monde, donner la vie, c’est défier la tristesse environnante et ses scénarios apocalyptiques. « Faites ceci en mémoire de moi », murmure la nazaréenne à toutes les mamans du monde. Mettre au monde un enfant est un acte de foi qui change tout: « Je crois » ; « Je crois que la vie est plus forte que la mort » ; « Je crois qu’un bel avenir s’ouvre pour mon enfant». N’est-ce pas le credo de chaque maman ? Et il faudra se retrousser les manches pour que le monde devienne cet écrin où il pourra vivre et grandir heureux.
L’humilité comme seule porte d’entrée pour vivre la rencontre
De Zachée au Centurion, la joie humble de l’hospitalité se conjugue aussi au masculin : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit… ». Au féminin, elle est joie complice de celles dont la maternité, comme pour Marie et sa cousine Elisabeth, sait que l’humilité est la seule porte d’entrée pour vivre la rencontre en vérité, pour vivre la grâce de communion. Dans la chambre où je me tiens, le moment de la communion fait place spontanément à un temps de recueillement simple et profond. Ici, plus que nulle part ailleurs, le silence est le berceau de Dieu[6]. Ensuite, dans ce jeu étonnant et si fécond entre intériorité et extériorisation, je suis invité à bénir le nourrisson. Il a entre un et trois jours. C’est fou ce qu’ils se ressemblent tous à cet âge-là. Je comprends qu’on puisse les confondre. Mais je me garde bien de le dire à la maman qui me sourit et qui a forcément, comme je le lui assure de bon gré, le plus beau bébé du monde.
Le 8 décembre, c’est la fête de l’immaculée conception de Marie. Mais toute conception n’est-elle pas immaculée ? Et toute naissance n’est-elle pas déjà passage et baptême, offrande eucharistique et livraison du don immaculé de la vie ? Affirmer sa foi en l’Immaculée conception, n’est-ce pas croire que la liberté est plus forte que tout déterminisme ? Dans cet acte de foi le bébé, l’enfant, l’adolescent pourra grandir et s’épanouir dans une famille et une société, certes souvent bien imparfaites, mais qui n’en restent pas moins le berceau qui l’autorisera à dire, une fois parvenu à l’âge adulte : « Ne saviez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? » (Lc 2, 49).
Une joyeuse et sainte[7] fête de Noël,
Vincent Klein SJ
[1] Exercices Spirituels 114.
[2] « J’étais en prison et vous m’avez visité » (Mt 25, 36).
[3] Anne Lécu, Marcher vers l’innocence, Paris, Cerf, 2015.
[4] Hymne de l’abbaye de Tamié, Nous te cherchions Seigneur Jésus, CFC, 1973.
[5] Exercices Spirituels, 101-109.
[6] Maurice Zundel, Vivre Dieu, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 47.
[7] Ces deux mots ne sont-ils pas synonymes ?
À propos du P. Vincent Klein sj
Le P. Vincent Klein sj est membre de la communauté du Luxembourg, il est aumônier de prison depuis 2001.