Parue dans La Civiltà Cattolica, revue catholique italienne dirigée par des jésuites, la critique du P. Marc Rastoin sj analyse ce film Netflix de Fernando Meirelles avec Anthony Hopkins, Jonathan Pryce et Juan Minujín.
Devenu célèbre avec le film « la cité de Dieu » en 2002, le réalisateur brésilien Fernando Meirelles aime transposer au cinéma les œuvres littéraires, cet exercice ô combien périlleux. C’est ce qu’il fait en adaptant, avec l’aide de l’auteur lui-même, sa pièce de 2017, intitulée ‘The Pope’. Il s’agit d’une fiction, assumée comme telle, qui s’appuie sur des hommes connus : les deux derniers papes de l’Église catholique. Mais plutôt que de faire un film facile sur les scandales et les jeux d’influence, le réalisateur et son scénariste, Anthony McCarten, ont voulu raconter le destin de deux hommes de foi face à une décision difficile.
Tout part d’une idée simple : le cardinal Bergoglio songe à prendre sa retraite : il aimerait se retirer et redevenir prêtre de paroisse. Il vient à Rome pour plaider sa demande. Au même moment, Benoit XVI, qui avait élu pape au conclave précédent, médite sur une décision majeure et inédite : se démettre de sa charge d’évêque de Rome et se retirer également. Et voilà que Jorge Bergoglio et Joseph Ratzinger se rencontrent et commencent à discuter. C’est volontairement que les noms de famille s’imposent ici car c’est d’abord de la rencontre de deux hommes de chair et d’os que le scénariste entend nous parler. Au départ, le scénariste Anthony McCarten a écrit une pièce de théâtre. Mais le film échappe aux pièges subtils du théâtre filmé en incorporant de longues séquences argentines tirées de la vie antérieure de Jorge Mario Bergoglio. Celles-ci, tournées dans un noir et blanc esthétiquement très convaincant, donnent au film un dynamisme que les conversations vaticanes ne pouvaient assurer à elles seules. Ces flashbacks portant exclusivement sur l’Argentine font indubitablement de lui le personnage principal, même si la formidable composition de Anthony Hopkins rend Benoit XVI également très présent. Il faut noter aussi la belle musique du film, composée par Bryce Dessner qui avait déjà travaillé sur The Revenant (2015) et pour lequel il fut nominé aux Oscars.
Une fiction inspirée de personnes réelles
Les films qui portent sur les papes, présents comme passés, courent toujours le risque de se fixer sur la pompe des institutions et de négliger l’humanité. Il n’en est rien ici. Non pas que Castel Gandolfo ne soit merveilleusement filmé, tout comme la chapelle Sixtine d’ailleurs. Mais parce que c’est d’autres choses que le scénariste et le réalisateur veulent nous parler. Qu’est-ce qu’une décision spirituelle ? Comment peut-on engager sa vie sur un signe ? Comment vieillir en portant le poids de ses décisions passées tout en s’ouvrant au futur et à ce qui vient ? Quelle place la prière peut-elle jouer dans une décision, et au fond dans une vie d’homme appelé à décider et à gouverner ? Car il s’agit bien de la rencontre de deux hommes de foi que traite le film. Leurs récits de vocation, leurs parcours de jeune prêtre et leurs profils intellectuels sont profondément différents. Pourtant tous deux s’estiment et croient dans le rôle de la papauté dans l’Église tout comme dans la force tant de la prière que la confession.
Si le film s’inspire de faits connus de tous, les deux derniers conclaves, les images publiques des deux hommes, il n’hésite pas à créer. Il s’agit bien d’un film de fiction inspiré de personnes réelles et la nuance est importante. Nous avons accès à des moments inventés et à des conversations fictives. Si l’atmosphère du film est respectueuse envers l’Église et envers la personne de ces deux papes, elle ne peut parfois empêcher une certaine caricature. Pour les besoins d’une confrontation médiatique, tellement habituelle que l’on s’y habitue facilement hélas, celle qui oppose les ‘conservateurs’ aux ‘progressistes’, elle durcit quelque peu la personnalité de Benoit XVI. C’est ainsi que la première conversation entre les deux hommes est d’une rudesse sans doute excessive[1]. Mais la stratégie narrative, limpide, du film l’impose car elle vise à montrer le rapprochement progressif de deux personnalités très différentes et la naissance d’une amitié véritable entre deux hommes que tout semble opposer. Semble car, au fond, ils partagent l’essentiel, le plus important même : une foi profonde en un Dieu avec qui l’on parle, une conscience de la haute mission du prêtre, une âme tranquillement catholique au fond. Il y a une dimension d’artificialité dans cette construction, mais celle-ci est au service d’une exploration du mystère de la foi et des décisions qu’elle peut inspirer.
Des « flashbacks » argentins du cardinal Bergoglio très réussis
Si tout le film est, à mon sens comme à celui d’une bonne partie de la critique internationale[2], cinématographiquement réussi et humainement crédible, ce sont les séquences argentines qui me sont apparues les plus belles et les plus poignantes. En effet, nous ne sommes plus ici dans une discussion sur la foi, la prière ou les réformes de l’Eglise. Nous sommes devant la vie elle-même. Et c’est pourquoi il convient de ne pas oublier le troisième acteur, l’argentin Juan Minujín : il est tout aussi bon que ses immenses aînés. Et reconnaissons aussi que c’est dans ces séquences que le risque était grand de trop inventer. Dans ces trois flash-backs, nous découvrons trois moments clefs de la vie de Jorge Mario Bergoglio. Trois moments que ses biographies ont longuement analysés et qui échapperont toujours à toute saisie univoque. Car elles relèvent du mystère d’un être humain et de sa conscience. Il s’agit du moment du ‘oui’ à la vocation, de celui du jeune provincial confronté à la dictature et enfin de l’archevêque désireux de toujours rejoindre le peuple, les humbles du Seigneur, ‘el pueblo fiel de Dios’.
Comment rendre compte de cette confession décisive ? Nous connaissons tous les grandes lignes de l’histoire. Bien qu’ayant déjà considéré la vocation sacerdotale, le jeune Bergoglio penche alors vers le mariage et s’apprête à poser un pas déterminant en allant à un rendez-vous avec sa fiancée. Sur la route, il décide de rentrer dans une église et va s’y confesser. Ici quelque chose se passe, un ‘signe’ lui est donné qu’il va lire comme un appel de Dieu. Je ne sais si le Pape François verra ce film et s’il s’y reconnaîtra. Il est probable que ce qui lui est arrivé n’a rien à voir avec ce qui est imaginé là par le scénariste ! Pour ma part, comme croyant et comme prêtre, j’ai trouvé l’idée excellente car spirituellement crédible. Le deuxième moment est celui où il doit chercher à sauver ses compagnons jésuites exposés aux haines de la dictature, et notamment à deux d’entre eux : Orlando Yorio et Francisco Jalics. Ses hésitations, son choix de finalement faire publiquement profil bas pour chercher à sauver le maximum de personnes menacées (dont beaucoup d’activistes non catholiques), sont bien montrés ainsi que le poids intérieur que celui lui fit porter. Le fait qu’il ait reconnu plus tard avoir sans doute eu une attitude un peu trop autoritaire, étant arrivé très jeune dans la charge de provincial, est rendu de façon, m’a-t-il semblé, crédible. Le troisième moment nous décrit, suite au moment d’introspection sans concessions et de contact profond avec le peuple des fidèles vécu à Cordoba, ses activités d’archevêque proche des bidonvilles et des personnes en souffrance. Ces trois moments éclairent un homme tout en préservant son mystère.
Prière et confession habilement mises en scène
Une des grandes réussites du film est de réussir à parler justement de deux réalités très subtiles et souvent mal perçues : la prière et la confession. Deux réalités qui ne sont pas facilement télégéniques. Les deux hommes parlent de leurs moments de désolation et de consolation. En un sens, l’homélie où le père Jorge Mario parle de ses moments de doute fait écho avec le moment de doute vécu par Benoit XVI avant que s’impose à lui la décision de démissionner. La prière évolue avec l’âge et avec la vie : la présence de Dieu est perçue plus ou moins facilement. Mais la pointe la plus originale du film se trouve peut-être dans son traitement de la confession, tant plusieurs confessions rythment les grands moments du film. Le scénario réussit la prouesse de laisser entrevoir sa richesse, en dévoilant son début – ses quelques mots entre deux humains où la grâce de Dieu va pouvoir se glisser en tiers inclus -, et, en même temps, à chaque fois, de vraiment respecter son secret, soit en interrompant au moment crucial l’écoute (ceci vaut pour celles de Jorge Mario comme pour celle de Benoit) soit en séparant les ‘mots’ des confessions des ‘visages’ des confessants (à Cordoba). C’est à la fois très artistique et très spirituel.
Il faut toute une vie pour faire un homme ; il faut sans doute aussi toute une vie pour faire un prêtre et, a fortiori, un pape. Ceux-ci se suivent et ne ressemblent pas et c’est une bonne nouvelle. Porté par une superbe mise en scène, des comédiens exceptionnels, une musique originale et bien choisie, le film réussit son pari.
P. Marc Rastoin sj
[1] Néanmoins, dans sa recension d’America Magazine (26/11/2019), John Anderson observe que, par son jeu, A. Hopkins « makes the less charismatic Benedict a heroic figure in his way, someone deserving not just of admiration, but also of sympathy »
[2] Dans sa recension, le critique A. O Scott du New York Times (26 novembre 2019) évoque un « subtle and engaging double portrait that touches on complicated matters of faith, ambition and moral responsibility°». Il ajoute que « when Benedict and Bergoglio are together […] the actors draw out both the spiritual and the psychological dimensions of their characters°». Pour sa part, John Anderson considère que «°The Two Popes’ is a tour-de-force that takes the Catholic Church seriously […] an exhilaratingly intellectual, deftly directed drama°».
Le regard du P. Marc Rastoin sj pour KTO sur le film The Two Popes (à 12’30)
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