Le P. Sylvain Cariou-Charton, supérieur pendant six années de la communauté de Vanves, où se trouve l’ÉHPAD Maison Soins et Repos, a accompagné jusqu’à leur dernier souffle de nombreux compagnons. Son témoignage personnel, pudique et poétique, est source d’inspiration et de consolation.
« Lentement, la lune emplit son équinoxe
Le jardin exhale ses parfums
De vieux chênes, en secret,
S’effondrent dans leur chambre. »
Composé par le P. Sylvain Cariou-Charton durant la pandémie du Covid-19
Chaque mort est un mystère. S’en approcher dans l’expérience de l’accompagnement de la fin de vie revient à fouler une terre sacrée. On y demeure pieds nus par respect et à distance. Car celui qui se consume entre dans un Mystère incommunicable à celui qui demeure.
Je ne vous parlerai pas de la détresse d’André, relié à tant d’appareils en service de réanimation. Je ne parlerai pas du dernier regard de Philippe, en détresse respiratoire, emmené à l’hôpital, dont il ne reviendra pas. Je ne parlerai pas de Jean, qui rend son dernier souffle, après que je lui ai chuchoté à l’oreille trois « Je vous salue Marie ». Je ne parlerai pas de Joseph, suffisamment confiant dans la bonté de son Seigneur pour ne pas souhaiter recevoir de sacrements… au cas où.
J’écrirai donc quelques mots de l’effet de ce Mystère sur l’homme que je suis, approchant ou s’éloignant de ce buisson ardent au nom incommunicable. De cela, je puis témoigner.
Tout d’abord, il y a tout ce qui précède : la rencontre de deux vivants, de générations différentes, membres d’une même Compagnie de Jésus. Le long et lent apprivoisement mutuel, relationnel, où il est donné à chacun de faire progressivement connaissance, de consentir à faire ensemble une partie du chemin. Dans la diversité des caractères, dans la diminution constatée des capacités d’autonomie, quelle profonde différence sépare un homme dans la force de l’âge et un homme qui se sait arrivé à son terme. À ce stade de la relation, il m’a toujours semblé que le plus fondamental était de continuer de communier à la Vie de Dieu, dans le prolongement de la vie ordinaire, incarnée, humble. Être vivant jusqu’à la fin, jusqu’au terme, jusqu’à l’accomplissement : voilà l’enjeu. Être considéré, écouté, respecté et, si possible, être aimé. Bref, être reconnu dans tout le poids de vie, qui suscite le respect et l’attention bienveillante, alors même que bien des fonctions physiques et psychiques diminuent.
Parler avant qu’il ne soit trop tard
Ensuite, il y a ce fardeau qui est bien lourd à porter : la secrète information qu’un compagnon jésuite est en fin de vie. Je ne parle pas d’agonie, car cela renvoie trop au cliché des souffrances que l’on imagine. La prise en charge médicale rend bien souvent, en réalité, ces quelques jours ou quelques heures bien plus « paisibles » qu’on ne le pense. Souvent, je me suis dit : « Tel Père est en train de mourir… Que puis-je faire ? » Veiller et prier dans mon cœur, certes. Mais comment vivre l’activité ordinaire d’une journée lestée du poids de cette certitude : « C’est la fin du chemin pour lui. » ? Comment participer à un moment festif si nécessaire pour les jésuites actifs de notre maison en période de confinement, lorsque là-bas, de l’autre côté, à l’ÉHPAD, un Père s’éteint ?
Au fil des quelques années vécues dans la fréquentation de cette réalité, j’ai appris aussi à parler avant qu’il ne soit trop tard ! Parler : pour dire le merci de la Compagnie de Jésus et de l’Église, pour prier à haute voix ou dans le creux de l’oreille, pour bénir et donner l’absolution à celui qui va, sous peu, mener son dernier combat, ou peut-être l’a déjà commencé. En période de pandémie, certains jésuites sont morts à la maison. De telles paroles étaient possibles. D’autres furent évacués à l’hôpital ; nous savions qu’il n’y aurait pas de visites possibles. Mais comment parler lorsque l’espérance d’être sauvé est encore bien ancrée dans les cœurs ? Il me semble qu’un homme ne meurt pas « bien volontiers ». Ce qu’il désire, c’est d’être vivant jusqu’à l’accomplissement.
Chaque vie est unique… jusqu’au bout, et nul ne sait si son terme sera lumineux ou ténébreux. L’abandon à Dieu dans la foi est total et totalement nécessaire. Mais l’ego a la vie dure ! Il ne cède pas si facilement. C’est une infirmière de l’hôpital qui, à distance, m’a fait part du dernier message de Michel avant sa mort : « Dites-leur bien que je me battrai jusqu’au bout ! »
Désensabler la source de la grâce
Devant la mort d’un autre auquel je tiens, je ne manque pas d’être traversé de profondes émotions contradictoires. À commencer par la culpabilité : « Ai-je fait ce qu’il fallait ? Ai-je manqué de courage pour affronter ces dernières heures ? Me suis-je laissé distraire par les priorités de la journée pour ne pas avoir à stationner devant la croix où l’autre se trouve cloué ? » La culpabilité est une poisse collante, un climat entêtant. On revoit toutes les occasions manquées. Mais, devant la mort, il y a aussi la mémoire heureuse, les bons moments vécus, les dernières paroles ou gestes échangés. Tout ce qui parle d’un moment de fraternité, de communion ou de réconciliation. Alors je pleure. Que puis-je faire d’autre ? C’est ma prière, malmené que je suis par des vents aussi contraires. Il faut bien laisser se désensabler la source de la grâce pour que la vie s’écoule par-delà la mort et son poids de morbidité. « Le vivant, le vivant, lui te rend grâce comme moi aujourd’hui ! », est-il écrit dans le cantique d’Ezéchias (Is 38, 19).
L’apaisement des funérailles
Et puis, enfin, il y a les funérailles. Au fil du temps, j’ai goûté la vertu bienfaisante et thérapeutique de cette liturgie. Après la mort d’Yves, j’ai retranscrit en « Haïku » ce qui m’a traversé en accompagnant son cercueil à la sortie de l’église :
« Soleil d’automne déclinant
Les cloches annoncent la nouvelle
Aujourd’hui, on enterre un homme ! »
Ce n’est pas rien d’enterrer un homme !
Il aura fallu la crise du Covid-19 pour que je « comprenne », par les sens, ce que signifie confectionner un linceul dans l’urgence. Devant moi, il y a cela… Ce n’est plus lui. C’est une trace, une coquille vide, une enveloppe sacrée. Je bénis ce corps avant de le manipuler, j’invoque le Nom du Très-Haut. Puis avec l’aide de l’aide-soignante, nous faisons un linceul improvisé avec les draps. Gestes ancestraux : ni aromates, ni toilette. Il me revient ce qui composait celui du Christ : le drap, le linge sur le visage, les bandelettes. Nous manipulons. Un corps sans son souffle, c’est lourd ! Le poids d’une vie, le poids de la gloire. En hébreu, gloire et poids ont la même racine : kavod. Je pense à Lazare et je le partage à l’aide-soignante, qui me répond : « Déliez-le et laissez-le aller ! » (Jn 11, 44). La mort rassemble, elle nous rappelle que nous sommes frères et sœurs.
Dans la célébration des prières d’inhumation au cimetière de Vanves durant la pandémie, nous avons atteint un degré très profond de communion. Pour les proches, jésuites et famille, ne pas être là fut une souffrance. Je les comprends d’autant mieux que je ressens en moi tout le bienfait de célébrer cette liturgie et particulièrement les gestes du dernier adieu. Il m’a été donné de goûter comme une profonde consolation l’offrande de l’encens à ce que nous vénérons : des corps promis à la résurrection (il y a eu jusqu’à trois cercueils en même temps). Ces corps furent le Temple de l’Esprit Saint durant 88 ou 99 ans ! Cet hommage-là est rendu à Dieu, le Créateur et le Rédempteur.
Au Mystère insondable, singulier et incommunicable du souffle expiré, faisait écho cette fumée légère, parfumée, visible, qui s’élevait dans cet air léger traversé de lumière. C’est de l’intérieur que le Christ ressuscite : telle est notre Espérance !
Il me revient ces paroles de saint Paul : « Aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. Si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. Car si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants » (Rm 14, 7-9).
« Choisis la vie ! » : je sais maintenant qu’il faut consentir à reprendre la route.
P. Sylvain Cariou-Charton sj
Communauté jésuite de Clamart
Supérieur de la communauté jésuite de Vanves jusqu’à l’été 2020.
En mémoire des jésuites décédés durant le confinement
Une Eucharistie en mémoire des compagnons décédés pendant la période de confinement sera célébrée le 26 septembre, à 18h30, à l’église Saint-Ignace (Paris). Ce sera une journée de la mémoire dans toutes les communautés de la Province jésuite. Pour permettre au plus grand nombre de s’associer à cette célébration, et compte tenu du nombre de places limité dans l’église, la célébration sera retransmise en direct sur les comptes YouTube et la page Facebook de notre Province. Elle restera disponible en replay sur notre site web.
En savoir +
> Sur la journée d’hommage aux jésuites décédés (26 septembre) et la retransmission de la célébration
> Lire les portraits des jésuites décédés au cours des douze derniers mois