Aujourd’hui on a tendance à privilégier l’esprit. Résultat : nous vivons à l’extérieur de nous-mêmes. Il est urgent de reprendre le chemin du cœur profond, du Soi intime, de notre être intérieur, bref, de l’âme. Le P. Charles Delhez sj partage sa chronique dans La Libre.be.
Longtemps le mot « âme » m’a indisposé. Il me faisait penser au dualisme de Platon, l’âme et le corps, et me semblait trop méprisant pour ce dernier. Le grand philosophe athénien avait ce jeu de mots : sôma sèma, qui se traduit par « le corps est un tombeau (pour l’âme) ». Les Cathares au Moyen Âge dépréciaient notre condition terrestre, allant jusqu’à refuser le mariage pour éviter de prolonger la triste aventure de la chaîne des générations. « Je n’ai qu’une âme et il faut la sauver », a-t-on trop souvent entendu. Le salut semblait ne pas concerner toute notre personne.
Vint un jour, en avril 2018, cette interview de François Cheng, par Francis Van de Woestyne, dans La Libre. Ce fut pour moi une illumination. « Tout ce qui justifie l’homme, c’est l’âme : c’est l’âme qui nous permet de communiquer avec l’âme de l’univers et peut-être aussi avec la transcendance. » Et encore : « L’esprit raisonne, l’âme résonne. L’esprit se meut, l’âme s’émeut. L’esprit communique, l’âme communie. » Quelques mois plus tard, je tombais sur De l’âme, sept lettres que François Cheng adressait à une amie. Je ne puis que le recommander (1).
Ce mot pouvait donc dire quelque chose que je cherchais à exprimer depuis longtemps. Il n’y a en effet pas que la raison à la manière de Descartes, il y a une autre dimension qui relève, elle, du raisonnable et qui prend l’homme tout entier. Le mot « âme » peut aider à la désigner.
Cet essentiel de l’homme n’est pas quantifiable. Le corps, on peut le peser ; le quotient intellectuel, le mesurer ; mais l’âme, on ne peut qu’avoir l’intuition de la sienne et percevoir celle des autres dans la bonté de leurs gestes, de leurs regards, de leurs paroles, bref de leur présence. « Tous les actes héroïques sont le fruit de l’âme », écrit l’Académicien. Tandis que les beaux corps se flétrissent, que les belles intelligences sombrent, la belle âme remplie de bonté thésaurise tout l’amour dont elle a été capable. Certes, ces trois éléments forment mon individu, mais c’est l’âme qui fait de moi une personne.
On aurait tant voulu que les Indiens d’Amérique n’eussent pas d’âme. Cela aurait permis de les exploiter sans scrupule. Il a fallu la controverse de Valadolid où les théologiens ont défendu l’âme des Indiens. Avant notre ère, les philosophes aristotéliciens la refusaient aux esclaves, ou plutôt estimaient qu’ils étaient hommes différemment puisqu’ils avaient une âme différente, qu’ils qualifiaient de servile.
Dans son journal intime, Etty Hillesum, Juive morte à Auschwitz, dit s’atteler à « conserver intact, à travers les épreuves, un morceau de son âme » (12 juillet 1942). Hélas, cette « citadelle imprenable » (E. Hillesum) est aujourd’hui trop souvent vide de ses habitants, car nous vivons à l’extérieur de nous-mêmes. Il est urgent de reprendre le chemin du cœur profond, du Soi intime, de notre être intérieur – autres manières de désigner l’âme -, de rejoindre l’intime de soi-même où sans doute nous rencontrons plus grand que nous, ce que certains appellent « l’âme du monde ». Aujourd’hui on a tendance à privilégier l’esprit. L’intelligence artificielle fait l’objet de toutes les recherches de la Silicon Valley. Ne serions-nous qu’un ensemble de data aisément capturables dans la Toile, comme les mouches au piège de l’araignée ?
Me revient à l’esprit ce texte d’Evtoschenko où il se remémore une promenade dans les rues de Lima. C’était de nuit. Dans un tas de vieux papiers, il aperçut une silhouette humaine. Pour échapper au froid, cette dame s’était emmitouflée dans les news du journal de la veille, changé en détritus. Notre poète russe cite alors les grands personnages qui avaient fait la une, décrit les photos à sensation et le luxe des publicités qui écrasent la pauvresse. Il termine en s’inclinant intérieurement devant cette « statue de la vérité du monde », car « tout au fond de cette vieille se cache jalousement, se cache en respirant en secret, le pays le plus grand du monde : l’âme humaine ».
(1) : Albin Michel 2016 ; Le Livre de Poche 35196.
> Cette chronique est publiée avec l’aimable autorisation de la rédaction de La Libre.be (Article d’origine du 24 juin 2020)