Le 2 février a été déclaré par le pape Jean-Paul II Journée de la Vie consacrée. A cette occasion, le P. Xavier Dijon, membre du Conseil du Vicariat de la vie consacrée à Bruxelles, partage une méditation où il compare la vie consacrée et la mission des anges.
On lit dans l’épître aux Hébreux : Puisque les enfants des hommes ont en commun le sang et la chair, Jésus a partagé, lui aussi, pareille condition […] Car ceux qu’il prend en charge, ce ne sont pas les anges, c’est la descendance d’Abraham. Il lui fallait donc se rendre en tout semblable à ses frères… Il y a quarante jours, nous fêtions l’entrée du Christ dans le monde, sa mise au monde la nuit de Noël. Aujourd’hui, nous fêtons l’entrée du Christ dans l’histoire. Cette vieille et sombre histoire où le peuple connaissait l’oppression en Egypte, puis l’endurcissement du Pharaon, puis les Dix plaies dont la dixième signifiait la mort de tout premier-né, sauf dans les maisons dont les portes étaient marquées du sang de l’Agneau. Oui, Jésus est entré dans cette histoire d’esclavage et de libération, d’oppression et de confiance. En conduisant l’Enfant Jésus au Temple pour qu’il soit consacré au Seigneur, Marie et Joseph l’ont introduit dans l’histoire de Dieu avec son peuple : tout premier-né sera consacré au Seigneur, en souvenir de cette libération d’Egypte. Voilà ce que fait le Fils de Dieu au profit de la descendance d’Abraham et – finalement – au bénéfice de tous les hommes puisqu’il ne veut en perdre aucun.
Les anges, de purs esprits créés pour louer et servir
Mais un petit bout de phrase peut nous intriguer : ceux qu’il prend en charge, ce ne sont pas les anges. Que deviennent-ils alors les anges, puisque Jésus ne les prend pas en charge ? La réponse est simple : ils n’ont pas besoin d’être pris en charge. En fait, les anges n’ont pas de chair : ils sont de purs esprits créés par Dieu pour la seule beauté de la louange et du service. Ils forment la cour céleste des Trônes, Principautés, Dominations et Puissances pour entourer de leurs chants le Dieu trois fois saint ; et ils sont les angeloi, les annonceurs des messages de Dieu. Comme ils ne vivent pas dans l’espace ni dans le temps, ils ont pris la décision, une fois pour toutes, soit de consentir à leur mission : ils sont alors, pour toujours, les anges ; soit de se rebeller à la suite de leur chef, Lucifer ; ils sont alors, pour toujours également, les démons. Tout est clair pour eux dès le départ.
Or il y a autre chose qui pourrait nous intriguer, non plus dans l’Ecriture mais dans la Tradition. C’est la comparaison que l’on fait parfois entre la vie consacrée et la mission des anges. Deux exemples (Orient/Occident ; contemplatif/actif) : pour exprimer le rôle que jouent les personnes consacrées dans la stimulation de l’espérance du peuple chrétien tendu vers l’avènement d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, l’Orient chrétien désigne les moines comme « des anges de Dieu sur la terre qui annoncent le renouveau du monde dans le Christ » (Jean-Paul II, Exhortation apostolique Vita consecrata, n° 27). Autre exemple : Quand S. Ignace de Loyola parle du vœu de chasteté dans les Constitutions qu’il rédige pour la Compagnie de Jésus, il écrit : « ce qui concerne le vœu de chasteté ne demande pas d’interprétation, car on voit clairement combien elle doit être parfaitement gardée, en s’efforçant d’imiter la pureté angélique par la pureté du corps et de notre esprit » (Const. SJ, 547).
Les humains, des êtres de chair et de sang rejoints par le Christ
Donc, nous avons d’un côté l’épître aux Hébreux où nous lisons que le Christ n’a pas pris en charge les anges, mais qu’il a partagé la condition des êtres de chair et de sang que nous sommes ; de l’autre côté, nous avons une certaine tradition ecclésiale qui n’hésite pas à établir une comparaison entre l’état de vie consacrée et la condition de ces êtres purement spirituels que sont les anges. Or il est difficile de mettre ces deux données ensemble, car si nous devons être comme des anges, comment le Seigneur Jésus va-t-il nous toucher, lui qui a voulu prendre en charge l’humanité charnelle, corporelle, sexuée, temporelle, mortelle ? Peut-être faut-il choisir : ou bien nous renonçons à l’idéal des anges et nous nous laissons rejoindre dans la chair et le sang par le Seigneur Jésus ; ou bien nous cherchons à échapper à notre condition de chair et de sang, et nous visons la pureté spirituelle des anges.
Nous devinons bien que cette seconde option est dangereuse. Pas seulement parce que Blaise Pascal a dit : « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Mais aussi parce que les scandales à répétition qui ont secoué la vie consacrée depuis tant d’années et dans tant de familles religieuses différentes ont révélé l’effroyable discordance entre l’idéal des anges qui n’ont pas de corps et le vécu des personnes consacrées qui se sont abandonnées à leurs pulsions les plus condamnables.
Oui, il y a danger à croire que nous n’aurions pas de corps, pas de désirs, pas de chair. Ainsi, l’idéal de la vie consacrée ne consiste pas à nous détacher de notre condition humaine, mais à y laisser descendre la grâce du Fils de Dieu incarné. Nous sommes des êtres de chair et de sang, fragiles donc, vulnérables, soumis aux désirs qui nous traversent, aux paroles qui nous blessent, à la vieillesse qui nous affaiblit, à la maladie qui nous fait mourir. Mais c’est en cette fragilité charnelle que le Christ a voulu nous rejoindre : Puisque les enfants des hommes ont en commun le sang et la chair, Jésus a partagé, lui aussi, pareille condition. Il a voulu nous rejoindre pour nous mener plus loin. Nous mener où ? Nous mener vers la libération de l’esclavage, vers la Terre promise. Non pas en échappant au temps et à l’histoire, mais en entrant dans le temps et dans l’histoire.
Nous sommes ce que nous sommes, et c’est notre grâce
N’ayons donc pas peur, frères et sœurs, de vivre à notre tour dans le monde et dans le temps des hommes ; n’ayons pas peur de notre propre condition. Nous ne sommes pas des anges, nous ne sommes pas des êtres purement spirituels. Nous avons nos lourdeurs, nos passions, nos craintes, nous avons aussi nos fautes, partageant ainsi largement les misères de la condition humaine. Non, il ne faut pas avoir peur, car nous avons avec nous, en tout semblable à ses frères, un grand prêtre miséricordieux et digne de foi pour les relations avec Dieu, afin d’enlever les péchés du peuple. Non, la vie religieuse n’est pas l’état de notre perfection ; elle est l’état de personnes graciées qui continuent à porter leur trésor dans des vases d’argile (2Cor 4,7). C’est en partant du sol, de la base, de l’humus (humilité), comme le Seigneur Jésus lui-même, que nous pourrons nous laisser rejoindre par lui et vivre avec lui notre vie consacrée.
Est-ce à dire que nous n’avons rien à apprendre des anges ? Si, bien sûr, mais non pas en voulant nous détacher de notre propre humanité. Nous sommes ce que nous sommes, et c’est notre grâce ; les anges sont ce qu’ils sont, et c’est leur grâce. Mais nous pouvons apprendre des anges la radicalité de leur réponse à Dieu : ils vivent parfaitement la louange et le service. Les anges appartiennent à la cour céleste ; ils sont là pour louer Dieu, lui dire qu’il est beau, qu’il est grand, juste et vrai. Et nous tout pesants et faibles que nous soyons, nous sommes appelés à chanter cette louange. La pureté sans mélange de leur chant nous attire. Mais aussi la simple docilité à la mission qu’ils reçoivent, car nous avons-nous aussi une Bonne nouvelle à annoncer : puissions-nous le faire aussi librement, souplement, agilement que les anges ! La polarisation de leur regard et de leur cœur vers le Dieu trois fois saint et vers son Fils unique Jésus-Christ peut stimuler notre propre désir d’être nous aussi entièrement consacrés à Dieu, et d’annoncer nous aussi à nos frères humains la beauté de ce qui nous attend.
Trois points brefs pour terminer : la vie fraternelle, Marie, l’avenir.
La vie communautaire, nous le savons bien, n’est pas toujours facile. C’est là que nous voyons que nous ne sommes pas des anges. Charles Péguy, parlant à Dieu, disait : « Et vous qui les avez faits de terre, ne vous étonnez pas de les trouver terreux ». Faits de terre ? Nous le voyons plus facilement chez les autres qu’en nous-mêmes… Mais si nous voulons bien nous rappeler nos propres épaisseurs et nos duretés, nous pourrons sans doute mieux comprendre que nos frères ou nos sœurs de communauté ne sont pas des anges non plus. Ils/elles ont leur côté très humain, et il nous faut faire avec, en demandant au Christ de nous rejoindre dans ces tensions-là pour nous armer d’humilité, de miséricorde et de patience. Par contre, si nous savons trop bien que les autres ne sont pas des anges, rien ne nous empêche de faire en sorte que l’on entende dire un peu plus souvent dans nos communautés : « Oh merci, tu as été un ange ».
Marie. Charles Péguy (encore lui) dit à son propos :
A toutes les créatures, il manque quelque chose, et non point seulement de n’être pas Créateur. A celles qui sont charnelles, nous le savons, il manque d’être pures. Mais à celles qui sont pures, il faut le savoir, il manque d’être charnelles. Une seule est pure étant charnelle. Une seule est charnelle ensemble étant pure. C’est pour cela que la sainte Vierge […] la plus grande bénédiction qui soit tombée sur la terre.
Pure et charnelle, elle est là, au Temple, confiant son fils Jésus au vieux Syméon. Elle va entendre la double révélation : celle de la lumière des nations que sera son fils ; celle du glaive des douleurs qui lui transpercera le cœur. Elle qui, de sa chair et de son sang, a donné la vie au Christ le suivra jusqu’à sa mort charnelle en croix. D’être ainsi la mère de Dieu la place au-dessus des chérubins et des séraphins, car elle est pure louange de Dieu et pure disponibilité à son service. Et la voilà en même temps modèle pour nous tous, hommes et femmes, de la vie consacrée : modèle de louange (Magnificat) ; modèle de service, à sa cousine Elisabeth et à toute l’Eglise. Reine des anges, reine des vierges, à la fois pure et charnelle, parfaitement unifiée.
L’avenir. Que sera l’avenir ? Pandémie, vaccins, Laudato si, l’après Covid… En tout cas, puisque nous ne sommes pas des anges, nous devons reprendre au jour le jour, au fil du temps, notre engagement à nous laisser rejoindre au plus vif comme au plus pesant de notre humanité par la gloire du Fils de Dieu qui s’est fait chair et sang pour cheminer avec nous. C’est tout un travail. Il nous revient de nous y aider les uns les autres. J’ai demandé hier à table à un confrère : qu’est-ce que je dois dire à la messe du 02 février à nos frères et sœurs de la vie consacrée ? Il m’a répondu un seul mot, un verbe : persévérer. Amen
P. Xavier Dijon sj,
membre du Conseil
du Vicariat de la vie consacrée
de l’archidiocèse de Malines-Bruxelles