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Cette maxime synthétise admirablement la spiritualité et la théologie ignatiennes.
Crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu.
Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout par Dieu seul.
Gábor Hevenesi (Vásárosmiske/Hongrie 1656 – Vienne 1715), jésuite hongrois, est à l’origine d’une très belle maxime dans ses « Scintillae Ignatianae » (1705), recueil de propos qu’on attribua à Ignace de Loyola lui-même.
Nous publions ci-dessous le commentaire qu’en fait le Père Paul Valadier dans son livre La condition chrétienne (Le Seuil, 2003, p. 43-47) :
Telle est la première règle de ceux qui agissent:
crois en Dieu
comme si tout le cours des choses dépendait de toi,
en rien de Dieu.Cependant mets tout en œuvre en elles,
comme si rien ne devait être fait par toi,
et tout par Dieu seul.
À première lecture, une telle formule est contradictoire, voire absurde ; elle semble justifier la pire hypocrisie, voire fonder une forme subtile d’athéisme. En effet le premier membre de phrase demande de croire en Dieu, mais de telle sorte que rien de dépende de lui, et tout du sujet agissant ; si l’on croit en Dieu, n’est-ce pas pour s’en remettre totalement à lui dans un abandon sans réticence ni réserve, et donc nier toute part proprement humaine qui ferait ombre à l’action de Dieu ? La formule ne veut-elle pas dire au fond : crois en Dieu mais n’y crois pas (trop), ou encore fais comme si rien ne dépendait de lui ? On ne peut que voir là une profession d’athéisme, ou pour le moins une défiance en la Toute-Puissance, et une prudente façon de se comporter en-mettant toutes les chances de son côté (hypocrisie morale).
Le second membre de la sentence n’est pas moins ambigu, voire à nouveau absurde. Comment tout mettre en œuvre et se mobiliser entièrement, si l’on ne croit pas aux résultats de ses efforts, ou si, dès le principe, on s’abandonne ? D’un côté, on demande de tout faire dépendre de soi et, de l’autre, on suppose que tout dépendra de Dieu, et par conséquent que toutes nos initiatives seront comme nulles et non avenues. N’est-ce pas une autre forme de défiance envers Dieu, voire même à nouveau une subtile négation de Dieu auquel on ne croit finalement pas autant qu’on le prétend, puisqu’on prend soin de tout prévoir, au cas où…. On assisterait ainsi à un simulacre d’abandon à Dieu, alors qu’on ordonne tout soi-même et qu’on ne compte que sur soi ou sur ses initiatives.
Ces antinomies témoignent d’une dissociation abstraite des termes : lecture d’ « entendement », qui ne voit pas le lien concret qui permet de nouer ensemble une tension apparemment contradictoire. Gaston Fessard a bien montré que cette maxime ne prend sens en réalité que si on la rapporte à « la logique du Verbe incarné dans l’histoire », donc en fonction de l’Incarnation, ou du mouvement par lequel en Christ Dieu assume la condition humaine pour lui conférer la vie divine, sa propre vie. Seule cette perspective permet de lever l’antinomie, et elle suppose en effet qu’on entre dans un mouvement contrasté au sein duquel les termes prennent sens, en en respectant la logique et l’articulation. La foi qui est ainsi présupposée est bien évidemment la foi au Dieu de Jésus-Christ, c’est-à-dire à un Dieu qui divinise l’homme (ou l’accueille dans sa vie) quand celui-ci s’humanise, assume sa condition créée, prend à bras-le-corps son humanité pour lui donner toute sa dimension humaine et divine ; car Dieu n’offre à l’homme de le diviniser (pour utiliser les termes chers aux Pères de l’Église) que si l’homme entre hardiment dans les chemins de son humanisation. C’est seulement quand et dans la mesure où l’homme assume les voies de sa finitude, de son historicité, de sa particularité, que Dieu rejoint cet homme pour lui ouvrir sa propre vie. Il n’y a pas ici de « ou bien ou bien », et toute antinomie apparente est levée par le mouvement par lequel l’homme assumant son humanité, Dieu lui ouvre les perspectives de la vie divine. Un tel Dieu ne cherche pas à affirmer sa supériorité dans l’abaissement de sa créature ; il ne se substitue pas à un être incapable ou impuissant, mais il habite la liberté de sa créature quand celle-ci a le courage de s’assumer, non de se renier. Ainsi l’homme chrétien est-il au plus près de Dieu (pour autant que ce vocabulaire spatial ait un sens) quand il décide par lui-même en toute liberté d’homme; ou Dieu est le plus interne à cette liberté quand celle-ci cherche à se prendre en main ou à ordonner sa vie en vérité. Ainsi la première phrase de la maxime coupe court à toute fausse affirmation de la transcendance de Dieu qui se paierait d’une démission de l’homme et d’un renoncement à sa condition de créature.
Mais le second membre de la phrase rappelle opportunément que, si essentielle soit-elle, la liberté humaine ne fait pas de l’homme le maître et possesseur du cours de l’histoire, ni même de sa propre vie; elle ne lui garantit pas non plus la pleine valeur assurée de ses décisions ; elle met en garde contre la folie d’une entière maîtrise de l’action qui enferme l’homme dans une suffisance où il se perd, comme il perd le sens du réel. La mobilisation de toutes les énergies humaines que présuppose et appelle la foi en Dieu, selon le premier membre de phrase, passe par un lâcher-prise, un renoncement, une négation, une mort à soi-même et à ses initiatives, qui consistent toutes en une confiance totale au seul Dieu. Mais c ‘est lorsque la liberté a pleinement exercé ses pouvoirs, pour autant qu’elle le peut, qu’il lui est possible de se déprendre de soi et de s’abandonner sans que cet abandon soit une démission ou une lâcheté. Seul peut vraiment se confier à Dieu celui qui a mobilisé toutes ses énergies, seul celui-là sait de quoi il retourne de s’en remettre à plus grand que soi quand il a fait tout ce qui relevait de lui. Une telle liberté ne renonce pas à son plein exercice, simplement elle reconnaît sa limite, et c’est d’ailleurs sagesse, non oukase divin ou hétéronomie injustifiable.
Pour dire les choses autrement, laisser l’avenir entre les mains de Dieu, c’est poser une distance bénéfique entre l’action posée et Dieu, c’est admettre que le succès n’est pas assuré par nos seuls efforts ou nos vertus, mais qu’il est donné par Dieu selon le mode qui est le sien, à condition que l’homme ait fait tout ce qui était à faire. La liberté se trouve ainsi libérée de l’obsession de ses réussites ; elle reste ouverte ici encore à une finitude que toute analyse sérieuse de l’action ne peut que ratifier, tant il est vrai qu’il n’est pire folie que l’illusion de la maîtrise totale de soi ou des conséquences de ses actes. Mais, une fois encore, une telle sagesse n’a de sens que si de principe la liberté n’a pas renoncé à son exercice. Et ici encore il ne s’agit pas de parler d’échec de la liberté, comme si Dieu se manifestait dans les lacunes humaines; ces échecs ne sont que trop réels, mais la sentence touche, plus profondément, à la finitude même de la liberté, dont elle indique une essentielle limite qui lui est constitutive.
Ainsi les deux membres de phrase s’appellent-ils mutuellement dans une tension bénéfique et féconde : la sentence suppose une relation typiquement chrétienne entre Dieu et l’homme, pour parler le langage classique de la théologie entre grâce et volonté.
Cette relation n’est ni d’opposition simple (comme si Dieu était d’autant plus reconnu que l’homme est nié), ni de confusion (comme si tout revenait soit à Dieu, soit à l’homme dans un exclusivisme irrespectueux du Verbe fait chair pour que la chair soit divinisée). Elle ne peut être intelligible que si on la pense et on la vit sur l’horizon de l’économie du salut, telle que la tradition chrétienne, catholique notamment, la lit en Jésus-Christ.
Jésus-Christ n’est pas lui-même d’autant plus Dieu qu’il serait moins homme, et il n’est pas non plus une ombre humaine qui ferait signe vers un Dieu sans visage. Pleinement porteur de la divinité dans son humanité même, c’est cette humanité concrète qui donne la véritable image et ressemblance de Dieu.
P. Paul Valadier sj
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