Le Père Provincial s’est rendu au rassemblement Loyola XX et a prononcé cette homélie en la basilique Saint-Paul-hors les Murs le 22 octobre 2018.
Frères et sœurs, chers amis,
Voici cette parole de Dieu que nous accueillons au moment où s’achève notre rassemblement à Rome, et avec laquelle nous allons repartir. Ce passage que nous venons d’entendre termine l’Évangile de Matthieu. Nous sommes après la Résurrection. Et voici les disciples qui se rendent en Galilée comme Jésus le leur a demandé. La Galilée, c’est quoi pour eux ? Eh bien, c’est d’abord leur terre d’origine, leur lieu de vie. Pour l’instant, leur activité missionnaire ne concerne donc pas des territoires lointains, mais bien leur environnement immédiat, la terre qui leur est familière. En même temps, on appelait aussi la Galilée « le carrefour des païens », la « Galilée des Nations », pour montrer que c’est un lieu ouvert à plus large. Le retour à leurs lieux connus ouvre donc à plus grand qu’eux, à l’Universel. Désormais, plus rien ne sera comme avant. La mission des Apôtres va concerner plus que leurs simples vies, elle va concerner toutes les nations. « Allez. De toutes les nations, faites des disciples… Jusqu’à la fin du monde ».
Mais il faut du temps aux disciples pour comprendre cela, pour que leur cœur s’élargisse. Dans ce récit, nous l’avons entendu, les disciples gravissent une montagne. La montagne – nous le savons – a un sens symbolique dans les Écritures, elle est le lieu par excellence de la révélation divine : c’est sur une montagne que Moïse a reçu les tables de la Loi, c’est sur une montagne que Jésus a été transfiguré devant Pierre, Jacques et Jean, et maintenant c’est encore sur une montagne, une montagne de Galilée, peut-être le Mont Thabor, que Jésus apparaît à ses disciples. Ils le voient, et cette vision provoque d’abord chez eux une attitude de grand respect, qui se traduit par le fait qu’ils se mettent tous à se prosterner.
Il se prosternent devant ce Jésus avec qui ils ont partagé tant de choses et qui se présente ici comme ayant reçu tout pouvoir dans le ciel et sur la terre. Nous avons appris à nous méfier des pouvoirs qui sont menteurs et qui se servent de la vie des autres. Jésus adopte ici le schéma des édits royaux. Les édits royaux étaient en effet construits suivant un même modèle. Le roi disait : « J’ai reçu tel pouvoir, donc j’ordonne de faire telle chose. » En s’exprimant ainsi, le souverain signifiait que son pouvoir n’émanait pas de lui, mais que ce pouvoir, il le recevait. La véritable autorité, nous le savons, c’est celle qui donne à l’autre la possibilité de grandir. Un chef charismatique fait le contraire : il profite des autres pour se mettre en valeur. C’est pour cela que la véritable autorité ne doit pas venir de la personne qui l’exerce, mais qu’elle doit venir d’ailleurs, de plus loin. Lorsque Jésus dit : « J’ai reçu tout pouvoir », l’Évangéliste Matthieu souligne l’autorité de Jésus-Christ. D’où vient son autorité ? Il la reçoit de ce lien qui l’unit à son Père, un don du Père qu’il ne garde pas pour lui, le Père du ciel et de la terre, mais aussi Notre Père. En fait, Jésus nous dit quel est le désir de Dieu, le désir de Notre Père.
Pourtant, il faut bien admettre que ses disciples n’ont l’air qu’à moitié préparés à cette mission. Si Jésus était un chef d’entreprise, il pourrait s’interroger sur l’état de son équipe. Peut-il vraiment confier la suite de son affaire à de tels collaborateurs ? Des collaborateurs qui semblent bien ne pas avoir assimilé toute la formation qu’il leur a assurée pendant trois ans. Ils ont fait plein d’erreurs : sur l’objectif, sur les délais, sur la nature même de l’entreprise. Et ils vont même jusqu’à douter de la réalité qu’ils sont en train de vivre, puisque Matthieu dit clairement : « Certains eurent des doutes ». Oui, certains eurent des doutes. Même après la Résurrection de leur Seigneur. Dans l’Évangile, on ne cherche pas à le cacher, à dire que tout va bien, que tout le monde croit parfaitement. Non. Parce que ce ne serait pas vrai. Et nous le savons. Certains jours, notre cœur est aussi partagé, notre foi n’est pas toujours très glorieuse, nous doutons que Dieu prenne vraiment soin de nos vies. En fait, la mission qui leur est confiée, aux disciples, et qui est pleine de risques, qui les oblige à revoir complètement leurs conceptions et leurs vies, cette mission est de promouvoir un message qui les surprend encore. Folie, diront les gens sages, Sagesse de Dieu répondrait saint Paul. C’est que l’entreprise dont il s’agit n’est pas banale : elle dépasse tout ce que l’esprit humain peut imaginer ou concevoir. Parce qu’il ne s’agit pas moins de la communication entre Dieu et les hommes. Celui qui est venu en allumer l’étincelle confie à ses disciples le soin d’en répandre le feu. Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. En d’autres termes, conduisez les autres à la source que vous avez découverte, ne gardez pas pour vous cette découverte qui change et comble une existence, qui change l’histoire du Monde. L’amour de Dieu est pour tous. Il est plus fort que tout ce qui lui fait obstacle, dans nos histoires personnelles, comme dans nos sociétés. Et même si les forces de mal, de division, d’exclusion semblent souvent l’emporter, le Christ nous redit que c’est la vie, celle de Dieu, qui aura le dernier mot.
Au terme de cet Évangile, les disciples ne sont donc pas complètement délivrés de leurs doutes. Mais ils ont devant eux un programme d’action. Et en plus, Jésus leur donne aussi une promesse, celle de sa présence. Cette présence est aussi pour nous aujourd’hui. L’Évangile de Matthieu insiste d’ailleurs plus que les autres sur cette présence. C’est cet Évangile qui, dans le récit de la Nativité, reprend à son compte ce beau nom d’« Emmanuel », qui signifie « Dieu avec nous », et c’est ce même Évangile qui se termine avec cette belle affirmation : Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde.
« Je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde ». N’est-ce pas la marque de l’amour d’être pour toujours ? La période que nous vivons – nous le sentons bien – est une période particulière pour notre monde, notre société, notre Église aussi. Une période d’attentes diverses, de recherche de sens, de profondes mutations qui peuvent susciter craintes et doutes. Cette période qui est aussi exaltante suppose donc que nous choisissions d’être enracinés dans l’Esprit du Seigneur qui donne paix, confiance, discernement, créativité et courage. De tout cela nous aurons besoin pour les temps à venir. Mais ne craignons pas. Il y a dans le message évangélique une profonde force de renouvellement pour nos vies et la vie de notre société. Nous sommes peu nombreux ? Ils étaient douze avec Jésus. Et nous sommes déjà 800. Dieu n’abandonne pas ses amis. Comme il n’a pas abandonné l’apôtre Paul, ou Ignace de Loyola, comme il n’a lâché personne d’entre nous même dans les moments les plus noirs de nos vies.
Oui, si Dieu est le Dieu des passages, il est aussi celui des fidélités. Alors, gardant au cœur ce que nous avons vécu et reçu ici, je laisse la question à chacun : quel que soit son âge et son chemin, qu’avons-nous à dire au Christ aujourd’hui, lui qui nous relance son appel à ne pas passer à côté de l’essentiel, à ne pas passer à côté de notre vie ? Qu’avons-nous à lui dire de ce que nous allons faire avec lui maintenant ? Dans nos vies, nos responsabilités et nos fidélités, dans nos familles, avec nos proches, dans nos établissements, dans notre société française ? Comment allons-nous être, ensemble et davantage, des hommes et des femmes pour les autres, pour faire gagner la vie ? Et aussi réjouir le cœur de Dieu.
P. François Boëdec sj, Provincial d’EOF, le 22 octobre à Rome