Jean Mambrino, décédé le 27 septembre 2012 à Lille, a été l’un des plus grands poètes français vivants. Il est essentiel de faire découvrir aujourd’hui dans toute sa variété et sa profondeur cette œuvre majeure, inaugurée grâce au soutien de Jules Supervielle et de René Char.
Une géographie de la présence entre vérité et fiction
La forêt chez Mambrino est un lieu de prédilection, une patrie de l’âme où le retrait et l’absence ouvrent paradoxalement à la surabondance de l’être. Elle est synonyme de frémissement de la lumière et de chatoiement des couleurs dans une naissance répétée et joyeuse au don de la parole. Sans doute le défi est-il pour le poète de ne pas céder aux séductions et aux sortilèges de sa propre voix mais de veiller à la prêter à l’opacité des objets pour les laisser faire sens comme de leur propre initiative.
Théâtre d’une fin de l’histoire, la forêt est comparée « à un Nil délaissé par le temps » une « mémoire tellement inutile à la beauté du monde que les oiseaux la survolent sans chanter » C’est un « espace à l’abandon, déchiré de toutes parts, propice aux passages furtifs, aux menaces sans visage terriblement ouvert aux javelots de l’orage au crépitement du soleil, aux yeux aveugles de la nuit ». Enfin, la forêt donne lieu à son autre, la clairière avec qui elle entretient des relations d’opposition et d’analogie radicale
Comme l’écrit Yves-Alain Favre, elle découpe « au milieu de la forêt un havre de clarté », elle offre aussi « au voyageur un abri et le temps d’une halte ». En ce sens, elle est évidemment métaphorique de l’écriture que le début du recueil Clairière (1974) inaugure en joignant le dire au faire :
« S’ouvre la clairière
où la lumière
Imite le murmure
Des herbes et des ombres.« C’est ici que toute piste
Née entre les troncs des fougères
Vient s’abolirEn oubliant sa trace
C’est ici le lieu ancien
Dont se souviennent les torrents
Les rives du vent les rayons
Qui dessinent les branches
Le cœur qui chemine et demeure »
Jean Mambrino est né en 1923 à Londres où se passe son enfance. Le STO le mène en Dordogne, comme bûcheron. Il est ordonné dans la Compagnie de Jésus en 1954.
Durant le même temps, avec Jean Dasté, il découvre le théâtre, qui demeure une part importante de sa vie. Professeur de théâtre à Metz, il a pour élève Bernard Marie Koltès. Passant plus tard au cinéma, il se lie d’amitié avec Roberto Rossellini et rencontre les cinéastes de la nouvelle vague. Il effectue des séjours réguliers à Londres où il fait la connaissance de T. S. Eliot et de Kathleen Raine.
Son premier recueil, Le Veilleur aveugle , paraît au Mercure de France en 1965. En 1968, il s’installe à Paris et commence une collaboration régulière à la revue Études où il a été responsable durant quarante ans de la critique de théâtre. Il a publié, chez Seghers, une Anthologie de la poésie mystique française (1973).
Il a reçu en 2005 le Prix de Littérature Francophone Jean Arp pour l’ensemble de son œuvre.
Un pari sur la liberté
Chez Mambrino, la lecture et l’écriture ne se scindent pas de façon artificielle entre l’exercice d’une activité critique fascinée par la scientificité et l’élan arbitraire d’une intuition sensible livrée à elle-même et à ses obscurités. Il y a dans son oeuvre un mouvement d’interaction permanent entre la pensée critique et la créativité poétique. Cette constante est particulièrement nette dans le recueil intitulé L’Hespérie, pays du soir : de nombreuses citations d’écrivains et d’auteurs spirituels y émaillent les poèmes de Jean Mambrino, les éclairent de leurs affirmations comme leurs propres significations plus discursives se voient elles aussi renouvelées par le voisinage de la narration poétique. Ce phénomène est particulièrement saisissant dans cet extrait d’une lettre de Charles Baudelaire datée du 26 août 1851 où la façon de se rapporter à la beauté de l’art – un pari sur la liberté, et non un enfermement d’esthète – résume avec éloquence la position de Mambrino à l’égard de la poésie:
« A mesure que l’homme avance dans la vie, et qu’il voit les choses de plus haut, ce que le monde est convenu d’appeler la beauté perd bien de son importance, et aussi la volupté et bien d’autres balivernes. Aux yeux désabusés et désormais clairvoyants toutes les saisons ont leur valeur et l’hiver n’est pas la plus mauvaise ni la moins féerique. Dès lors, la beauté ne sera plus la promesse du bonheur, c’est Stendhal, je crois, qui a dit cela. La beauté sera la forme qui garantit le plus de bonté, de fidélité au serment, de loyauté dans l’exécution du contrat, de finesse dans l’intelligence des rapports. La laideur sera cruauté, avarice, sottise, mensonge. La plupart des jeunes gens ignorent ces choses et il ne les apprennent qu’à leurs dépens. »
La lumière
Jean Mambrino est un poète hanté par la lumière, mais cette lumière brille d’un éclat d’autant plus souverain qu’elle n’ignore rien des violences de l’ombre et du non-sens, de ce que le poète appelle » le bruit d’ossements de l’océan qui roule les armes et les cadavres » (in La saison du monde, Anima mundi, p.54, ed.José Corti, 1986).
L’expérience de la nuit de l’âme est une descente dans la nuit du monde et des choses; » baiser de l’Etre « , cette expérience est aussi un effacement » très pur et très aigu » du moi au profit d’une réalité nouvelle plus grande et plus universelle, le poème. […] Ce n’est point la toute-puissance de l’homme qui se manifeste dans cet éclair [la poésie], mais l’humble révélation contenue dans la plus insignifiante créature, un grain de sable, un papillon. »
L’image peut resplendir de toute sa simplicité en reliant l’infime et l’immense et rendre au moindre objet du monde le poids d’incandescence qui dit sa divine et insaisissable origine:
« Dans le ruissellement d’une aube de rosée,
Ce grain de feu qui vibre à la pointe d’une herbe
Dérobe à l’œil de l’âme en sa cime irisée
Le ténébreux soleil où se cache le Verbe. »
Prière
Si la poésie feint le silence de la prière, elle peut aussi l’imiter sans vouloir s’y substituer. Image de l’expérience intérieure, elle convoque la sagesse de l’homme à traverser le chatoiement du monde pour y puiser le courage d’y recueillir le « déjà-là » d’une révélation et le « pas-encore » d’un dévoilement infini:
Tu peux nommer l’iris,
l’oiseau-lyre, la libellule
Ce ne sont qu’initiales d’un mot interrompu. »
in L’oiseau-cœur (1979) p.234
Ce mot ininterrompu se déchiffre au plus près de la Création, palimpseste de Dieu comme l’affirmait déjà Victor Hugo, mais la parole poétique et l’expérience spirituelle ne sauraient évidemment s’y limiter. L’homme constitue une exception au sein d’une nature qui passe la nature. Le poète ne se réfugie donc pas dans un nirvana de l’être imperméable au mouvement de l’histoire humaine; au contraire, il la recueille au fond de lui-même dans son action comme dans sa prière. Qu’il s’agisse d’Amstrong et d’Aldrin foulant pour la première fois le sol d’une nouvelle planète ou d’événements de la vie affective cachée au regard de tous, l’écrivain énumère mille visages d’humanité où s’inscrit le mystère d’une mémoire et d’une promesse aussi innombrable et simple que l’Incarnation:
« Chaque visage est un éclair qui dure,
Chaque regard enfin passe à travers le mur,
Et toute forme un jour se fond dans la lumière. »
in Le veilleur aveugle , p.95
Cette journée d’études, organisée par le Conseil scientifique de la Collection jésuite des Fontaines avec le concours de l’équipe RESEA (UMR 5190 LARHRA), et coordonnée par Étienne Fouilloux (université Lyon 2), s’inscrit dans le prolongement du colloque Les jésuites à Lyon XVIe-XXe siècle (actes publiés par ENS Éditions, Lyon, 2005) et de la journée Histoire et littérature chez Henri Bremond (actes publiés par Jérôme Millon, Grenoble, 2009). Sous l’intitulé « Un changement d’image ? », la matinée aura pour tâche de vérifier si l’image des jésuites s’est transformée dans l’aire francophone depuis un siècle. L’après-midi inversera la perspective en questionnant la vision des jésuites sur la littérature de leur temps. Cette journée, qui laissera de la place au débat, permettra de réfléchir sur les rapports longtemps conflictuels entre un ordre connu pour son souci de culture et l’un des véhicules culturels les plus importants de son temps.
> Bibliographie :
Le Veilleur aveugle (Mercure de France),
L’oiseau-Coeur,
précédé de Clairière et Sainte Lumière (Stock, Prix Appolinaire 1980),
Ainsi Ruse le Mystère (Corti),
La Saison du Monde (Corti),
Le Mot de Passe (Corti),
Le Chiffre de la Nuit (Corti),
Le Palimpseste ou les dialogues du désir (Corti),
Casser les soleils (Corti),
N’être pour naître (Corti),
L’Odyssée Inconnue (L’Harmattan),
Le Centre à l’écart (Librairie Bleue),
L’Hespérie, pays du soir (Artfuyen), traduit en anglais par Kathleen Raine, sous le titre Land of evening (Enitharmon),
La Pénombre de l’or (Arfuyen),
L’Abîme Blanc (Arfuyen, Prix Nathan Katz 2005)
Il est également l’auteur de trois livres de Proses
Le Chant Profond (Corti), Lire comme on se souvient,
et La Patrie de l’âme (ed. Phebus).
Il a traduit Sur un rivage désert de Kathleen Raine (Granit) et Grandeur de Dieu et autres poèmes de Gerard Manley Hopkins (Arfuyen)
> Pour en savoir plus :
Voir le site de la conférence
Mambrino sur Wikipédia
L’oeuvre poétique de Jean Mambrino couronnée par l’Académie française
L’oiseau-coeur précédé de Clairière et Sainte lumière
L’Odyssée inconnue
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