« Reproduire en soi-même, autant que possible, “la forme de vie, que le Fils de Dieu a prise quand il est venu dans le monde” » (VC, 16). Pour le P. Christoph Theobald, la « vie consacrée » dans l’Église trouve un fondement commun dans une diversité de formes et selon un processus historique ouvert.
« Reproduire en soi-même, autant que possible, “la forme de vie, que le Fils de Dieu a prise quand il est venu dans le monde” » (VC, 16). Deux interventions disponibles : la « consécration séculière » : une manière de vivre l’Évangile dans la société à Rome le 30 janvier 2016 (document pdf) et La « vie consacrée » dans l’Église, dont le texte est présent ci-dessous :
Fondement commun dans une diversité de formes et selon un processus historique ouvert
Le peuple catholique est connu pour son humour inépuisable, parfois critique mais toujours bienveillant, par rapport à son clergé, humour qui s’est aussi porté sur son trésor qu’est la vie religieuse, voire la « vie consacrée » tout court : Dieu le Père lui-même ne saurait pas combien de congrégations religieuses, surtout féminines, existent dans le monde ! Ce clin d’œil qui suppose un non-savoir en Dieu est une manière paradoxale de s’étonner devant l’inouïe richesse pentecostale de nos formes de radicalité évangélique : « Comme un arbre qui se ramifie de façons admirables et multiples dans le champ du Seigneur à partir d’un germe semé par Dieu », lisons-nous dans le chap. VI de Lumen gentium sur « les religieux », « se développèrent des formes variées de vie solitaire ou commune, des familles diverses dont le capital spirituel profite à la fois aux compagnes et compagnons de ces familles et au bien de tout le Corps du Christ » (LG, 43). Nous serions ici en quelque sorte ces oiseaux si divers, parfois exotiques, qui nichent pour un bref instant sur les branches de la plus grande des plantes potagères, sortie de la plus petite de toutes les semences (Lc 13, 18sv), avant de nous laisser emporter à nouveau par le vent de l’Esprit, pour nous envoler vers tous les continents de la terre.
Cette manifestation furtive de la richesse inépuisable de l’Esprit de Dieu, rassemblée ce matin dans cette salle, est telle que l’autorité de l’Église et la théologie ne peuvent intervenir qu’après coup, avec le respect et la modestie qui conviennent face à cet immense mystère de vie, mais aussi avec le charisme du discernement des Esprits (LG, 12). Pour ce qui est de l’autorité, ce discernement s’exprime dans une parole d’admiration et d’authentification (LG, 45) et, pour ce qui est du théologien, par la tentative de comprendre les enjeux actuels de la « vie consacrée ». C’est ainsi qu’on m’a confié la tâche de réfléchir avec vous au fondement commun qui habite, voire qui est le « ressort » secret animant la diversité de nos formes de vie au sein d’un processus historique et spirituel (au sens le plus fort du terme), ouvert à l’avenir de Dieu.
Reprenant à sa manière le décret Perfectae caritatis (n° 2) du concile Vatican II, le pape François a résumé, au début de sa Lettre apostolique à tous les consacrés, l’enjeu prophétique de notre existence par une formule brève qui rassemble ce qui nous est commun : « Chacun de nos instituts vient d’une riche histoire charismatique. A ses origines est présente l’action de Dieu qui, dans son Esprit, appelle certaines personnes à la suite rapprochée du Christ, (1°) à traduire [donc] l’Évangile dans une forme particulière de vie, (2°) à lire avec les yeux de la foi les signes des temps, (3°) à répondre avec créativité aux nécessités de l’Église » (Lettre apostolique aux consacrés, I/1). Je suivrai ces trois consignes en respectant leur ordre dont la signification paraîtra au fur et à mesure.
I. Suivre le Christ Jésus et lui être configuré…
Je ne sais pas si vous avez remarqué que le pape François parle de suite « rapprochée » du Christ, comme s’il voulait suggérer immédiatement le contraste entre nos formes de « vie consacrée » et celle de gardes « rapprochées » dont s’entourent les grands de ce monde. La spécificité de notre rapport de « christiens » au Christ Jésus s’exprime en effet, dans les évangiles synoptiques, par l’image spatiale d’un même chemin sur lequel les disciples « suivent » le Christ (la sequella) tandis que l’apôtre Paul traduit la même relation en termes d’ « imitation » ou de « configuration ». Je m’inspirerai d’abord de l’image, avant d’honorer aussi la théologie baptismale de l’apôtre Paul.
La toute première caractéristique de la « vie consacrée » consiste donc, selon la formule du pape François, « à traduire l’Évangile dans une forme particulière de vie ». Ce qui veut dire : « suivre » au jour le jour – les Évangiles et l’Écriture à la main – le Christ Jésus et donner, avec lui et d’autres compagnes et compagnons, « forme » ou « figure » à sa propre vie. C’est ce que Jésus lui-même a accompli : l’évangile de Luc le montre simultanément aux prises avec les Écritures de son peuple et en train de repérer, grâce à cette « boussole », le chemin qui, avec ses disciples, le conduira à Jérusalem. C’est ce que nos fondatrices et fondateurs ont vécu à leur époque et ce que nous sommes invités à vivre aujourd’hui. Je commence donc par relire les récits évangéliques dans cette perspective formatrice ou fondatrice, avant de montrer comment leur lecture peut se traduire concrètement dans nos multiples « formes de vie particulières » et comment s’y exprime finalement notre configuration au Christ Jésus en personne.
1. Lire les récits évangéliques dans une perspective fondatrice
1. Quand on lit les récits évangéliques, on peut, entraîné par leur propre dynamique, passer trop rapidement par-dessus les « ouvertures » qui, sans se faire immédiatement remarquer, donnent accès à l’intimité de Jésus. Je commence par cette autre face de son itinéraire ; car, fréquemment, c’est la découverte de cette face cachée qui, faisant passer le chercheur de sens par telle ou telle porte du texte, le conduit vers ce que nous appelons une « vie consacrée ».
Chez Marc ces « ouvertures » sont bien discrètes ; pensons à la première journée de Jésus à Capharnaüm, quand « le matin, bien avant le jour, il se leva, sortit et s’en alla dans un lieu solitaire ; là, il priait » (Mc 1, 35), ajoute le texte laconiquement. Le récit lucanien, par contre, multiplie ces « ouvertures ». Il nous montre qu’aux moments décisifs de son itinéraire, quand Jésus engage une nouvelle étape de son parcours, il se retire pour prier : après le baptême (3, 21), quand, pour la première fois, il fait l’expérience de la foule (5, 16), au moment où il décide de choisir les Douze (6, 12), quand il questionne ses disciples sur sa propre identité (9, 18) et en amène quelques-uns sur la montagne de la transfiguration (9, 28sv), quand il « voit », lors du retour de mission des Soixante-douze, « Satan tomber du ciel comme un éclair » (10, 21-22) , au moment crucial de l’épreuve du mont des Oliviers (22, 39-46) et sur le lieu-dit « le Crâne » (23, 46). L’itinéraire imprévisible qui est le sien et qui trouve son orientation progressive dans la matrice des Écritures est en même temps, et jusqu’au bout, suspendu à la voix de Dieu, voix réellement entendue dans l’expérience de la prière. Cette écoute s’est préparée – comme pour chacun de nous – tout au long d’un saisissant chemin d’initiation qui conduit le jeune Nazaréen de la distinction entre la voix parentale (« ton père et moi t’ont cherché ») et la voix du Père (« chez mon Père » : Lc 2, 48sv) par l’écoute effective de cette voix après le baptême (Lc 3, 22) vers son combat spirituel autour de la vraie filiation (Lc 4, 1-13) et la découverte de sa propre mission auprès des pauvres dans les Écritures de son peuple (4, 16-21).
Si le lecteur entre par une de ces portes du récit pour s’approcher de l’intimité même du Christ Jésus, il ne peut pas ne pas s’interroger sur sa propre expérience de Dieu ; à la manière des disciples qui, ayant vu Jésus prier, ont reçu de lui non seulement les mots pour s’adresser au Père (Lc 11, 1-4) mais aussi un enseignement sur la manière de prier (Lc 11, 5-13). L’expérience de Dieu dans l’acte même de prier est certes celle du psalmiste, comme le montrent les multiples citations du Psautier et sa mention par le Ressuscité. Mais une inversion décisive se produit, selon Luc, dans l’expérience de Jésus après le baptême, quand il entend – pour la première fois et ensuite sans doute à tout instant de sa vie – le verset 7 du psaume 2 prononcé par « une voix venant du ciel », de la bouche même du Père, doit-on dire, qui le lui adresse de manière absolument unique : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Lc 3, 22). C’est là le cœur de notre prière quotidienne : écouter, dans le silence abyssal de Dieu, Sa voix, celle qui nous autorise gratuitement, chacun de façon unique, à exister : « oui, tu peux aller au bout de ton aventure humaine, oui, tu peux… ».
Cette expérience inaugurale et permanente peut être comprise en termes de « vocation », à condition d’y entendre réellement le verbe « vocare » = « appeler » (de vox = « voix ») auquel correspond, ici et maintenant, ma propre écoute. En effet, la suite du texte lucanien enracine cette écoute de Jésus et – ajoutons-le – aussi la nôtre dans notre commune humanité : Luc remonte jusqu’à la figure d’Adam (Lc 3, 23-38) ; ce que Gaudium et spes traduit en parlant de notre « vocation humaine » (GS, 3 § 2). L’appel de Dieu à la filiation ne peut pas ne pas déclencher alors un combat spirituel en celui qui désormais désire suspendre toute son existence à l’écoute de cette voix divine, sa mission ou sa « sortie » de soi vers l’humanité blessée y trouvant son véritable ressort (Lc 4, 14sv) ; c’est ce que montre l’enchaînement du récit. Mais à vrai dire, il ne s’agit là que d’une seule et unique expérience, attribuée par Luc à l’Esprit Saint qui descend sur Jésus, le remplit, le conduit (Lc 3, 22 ; 4, 1. 14 et 18) et lui conférera le baptême dans l’Esprit et le feu (Lc 3, 16) dont il désire ardemment que la terre entière soit embrasée (Lc 12, 49sv) – de ce doux feu de Dieu qui consumera les disciples (Lc 24, 32) et les fera en même temps exulter de joie (Lc 10, 21 ; 24, 41 et 52).
2. Je reviendrai ultérieurement sur cette expérience de Dieu, si décisive au cœur de notre « vie consacrée ». Elle nous permet de passer maintenant du côté de la face visible des récits évangéliques et de prendre acte de l’étonnante diversité des épisodes qui les composent. Seuls ceux qui y reviennent – si je puis dire – à partir de l’expérience unique de Dieu dont il vient d’être question peuvent comprendre de l’intérieur la liberté avec laquelle Jésus traverse la vie quotidienne de ses contemporains, y parlant et agissant en quelque sorte comme « sourcier » en quête du Règne de Dieu « au milieu » de tous (Lc 17, 20sv), des tout-petits en premier.
Ceci se passe effectivement pendant des rencontres de toutes sortes qui nous font découvrir Jésus comme l’être hospitalier par excellence. Que ce soit dans des maisons pendant un repas ou dans une synagogue, au bord du lac ou sur la route, dans la plaine ou sur la montagne, celles et ceux qui se présentent à l’improviste devant lui, il les accueille inconditionnellement, au point de se faire leur « hôte ». Ainsi crée-t-il un espace « rayonnant » de liberté, tout en communiquant, par sa simple présence, une proximité bienfaisante à ceux et celles qui s’y retrouvent. Son hospitalité va jusqu’au bout quand il s’efface pour permettre à l’autre de trouver sa propre identité : « C’est ta foi qui t’a sauvé » (Lc 7, 50 ; 8, 48, etc.). Le secret de cette liberté est – on s’en doute – son expérience de Dieu qui, d’épisode en épisode, s’exprime dans sa simplicité de cœur ou sa concordance avec lui-même – il dit ce qu’il pense et fait ce qu’il dit – ainsi que dans son empathie pour autrui ou sa compassion et sa sympathie actives, mises à rude épreuve quand l’hôte se transforme en ennemi : « la main de celui qui me livre se sert à cette table avec moi » (Lc 22, 21). Loin de se réduire cependant à des relations interpersonnelles, cette manifestation du Règne de Dieu, grâce à ses paroles et ses actes, voire à sa simple présence, met l’ensemble de la société galiléenne en crise – les récits et leur aboutissement dramatique nous le montrent abondamment -, laissant subitement percevoir que notre « vivre-ensemble » se fonde sur des bases autrement plus profondes que des liens entre certains qui en excluent d’autres ; l’utopique transgression des frontières linguistiques et culturelles dans les Actes au moment de la Pentecôte (Ac 2, 1-13) ainsi que l’instauration d’un nouveau régime d’échange de biens (Ac 2, 44sv ; 4, 32-35) signalent cette brèche en profondeur et nous donnent une vision d’avenir.
3. Ces quelques éléments structuraux que je viens de dégager des rencontres de Jésus se retrouvent dans chacune des situations si variées qu’il a affrontées. On dirait que c’est grâce à son expérience unique de Dieu qu’il s’avère si proche de la diversité quasi infinie de nos existences et sociétés humaines. Les récits évangéliques peuvent en effet être lus comme la manifestation de ce que sa vie avec et en Dieu rend historiquement possible ; ils montrent en même temps ce que ses disciples ont appris en vivant avec lui et la créativité dont ils ont fait preuve, chaque évangéliste s’étant laissé conduire par tel ou tel contexte nouveau (cf. DV, n° 7 § 1). On comprend dès lors que, se situant en même temps des deux côtes, cachés et visibles, des récits évangéliques, s’approchant donc de l’intimité de Jésus et le suivant pas à pas sur sa route, nos fondatrices et fondateurs ont trouvé dans ces textes un « espace » unique pour leur propre formation spirituelle et l’inspiration fondatrice qu’ils ont su mettre en œuvre, chacun / chacune selon sa propre situation socio-culturelle et spirituelle.
2. L’engendrement d’une pluralité de formes de vie particulières
1. Le chap. VI de Lumen gentium, cité au début de mon intervention, souligne cet aspect en parlant plus particulièrement des religieux : « Ils doivent tendre de tout leur effort à ce que, par eux, de plus en plus parfaitement et réellement, l’Église manifeste le Christ aux fidèles comme aux infidèles: soit dans sa contemplation sur la montagne, soit dans son annonce du Règne de Dieu aux foules, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde, quand il bénit les enfants et répand sur tous ses bienfaits, accomplissant en tout cela, dans l’obéissance, la volonté du Père qui l’envoya» (LG, 46 § 1). Les lecteurs avertis que nous sommes reconnaissent dans ces traits de l’itinéraire de Jésus nos ordres ou instituts religieux et d’autres formes de « vie consacrée », nos fondateurs et fondatrices s’étant arrêtés à tel épisode particulier de la vie de Jésus pour le mettre en œuvre en fonction des données de leur propre époque ; ce qui a donné l’arborescence dont il a été question au début : des ordres plutôt contemplatifs, des ordres et instituts de missionnaires itinérants, des congrégations hospitalières orientées vers le soin des malades, celles qui se consacrent à l’éducation des enfants et des jeunes, et que sais-je encore.
2. Deux tensions plus particulières ont sans doute joué diversement dans l’histoire de la « vie consacrée », orientant la lecture fondatrice des récits évangéliques. Avec l’Exhortation Vita consecrata qui propose le mystère de la Transfiguration comme image directrice (VC, 15-16), la première se situe entre la « vie contemplativereliée à la prière de Jésus « sur la montagne » » et « les dimensions “actives” de la « vie consacrée », symbolisées par la « descente » dans la vie quotidienne. Il serait vain de vouloir les séparer, comme si l’on pouvait isoler l’un des deux côtés, caché et visible, du récit évangélique. Pourtant, des articulations ou dosages différents de ces deux versants ont existé et continuent à s’inventer : le rapport des uns et des autres au cloître ou à la maison ainsi qu’au travail ou à l’itinérance n’est nullement le même ni bien évidemment leur manière de rythmer le temps ou de gérer l’agenda, pour ne nommer que ces deux paramètres essentiels de nos multiples styles de vie, appelés dans tous les cas à s’inventer au jour le jour selon les urgences de Dieu.
L’autre tension porte sur les rapports entre l’individu et la communauté, la distinction ancienne entre érémitisme et cénobitisme marquant les deux extrêmes. Mais là encore, il faut noter que la communauté n’est jamais absente, même dans l’érémitisme le plus rigoureux, et que la solitude reste une marque essentielle de la « vie consacrée » même si le choix premier porte sur une vie en communauté, si fortement mise en relief par le Nouveau Testament et beaucoup de fondateurs et fondatrices. Ils « étaient fascinés » – comme le note avec insistance le pape François dans sa lettre aux consacrés – « par l’unité des Douze autour de Jésus, par la communion qui caractérisait la première communauté de Jérusalem » (I/2) ; j’y reviendrai dans la suite.
3. Le pape ne cache pas « les difficultés que rencontre la “vie consacrée” dans ses différentes formes » (I/3). Il semble que toutes sortes de scléroses existent en effet, certaines venant précisément du fait que les « traits spécifiques » de l’itinéraire de Jésus, qui, à tel moment de notre histoire, ont touché une personne ou un groupe et suscité toute leur créativité (pensons par exemple à telle congrégation hospitalière), ne produisent plus aujourd’hui le même effet (dans une société, par exemple, où l’hôpital relève de compétences laïques). C’est alors que le « retour » à l’ensemble des récits évangéliques et à l’itinéraire de Jésus permet de resituer ces « traits » apparemment frappés d’insignifiance et de les intégrer ou réinterpréter dans une vision plus vaste ou bien, dans un geste prophétique, d’y renoncer carrément, l’expérience de l’intimité avec le Christ priant donnant finalement une telle liberté créatrice. Sans doute sommes-nous à une époque où les cartes des différentes catégories de « vie consacrée », si soigneusement dessinées par nos prédécesseurs, se brouillent à nouveau : signe précurseur de ce que « l’imagination sans limite de la charité » (I/2) ou « l’imagination de l’Esprit » (II/5) invente de nouveaux modes de vie ? Avant d’y venir, il faut oser lire les récits évangéliques jusqu’au bout et mesurer jusqu’où va la « suite » du Christ.
3. Le mystère de la « configuration » au Christ
1. Tôt ou tard, tel « consacré » ou le groupe ou l’institution dont il fait partie font en effet l’expérience vive de ne pas pouvoir « suivre » jusqu’au bout, ni le Christ Jésus sur la route ardue de la « sortie », voire du « reniement de soi » (Lc 9, 23) ni leurs propres fondateurs et leurs inspirations. Salutaire expérience de nos limites, épreuve parfois nocturne de nos trahisons et péchés que notre discours public ou nos sites risquent de cacher sous le paravent de beaux et dynamiques projets apostoliques.
Or, nous touchons ici, une fois encore, à l’intime du Christ Jésus : le dénouement public de son existence sur la croix est précédé, à la veille de sa mort, par la libre mise en jeu de toute son existence dans le geste de la Cène : nous y devenons réellement ses disciples quand, se faisant notre nourriture, il passe en nous et nous emmène avec lui, que nous soyons Pierre, Judas ou qui sais-je encore, livrés en lui au Dieu qui n’est que miséricorde. L’apôtre Paul dit la même chose en d’autres termes : l’immanence du Christ en nous – « ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) – trouve son correspondant dans le « vêtement » qu’il devient pour nous – « revêtez le Seigneur Jésus Christ » (Rm 13, 14 ; Ga 3, 27) –. Étrange formule, si l’on y réfléchit ; car elle dit le désir du baptisé de Lui ressembler en tout et de recevoir de lui la capacité de le redonner aux autres. Cette « imitation » que Paul prône dès la première lettre aux Thessaloniciens ne relève évidemment pas d’un faux mimétisme mais reconduit chacun, chacune – précisément au point mystérieux où il rencontre ce qui est inimitable dans le Christ – vers sa propre singularité incomparable. L’impossible devient ainsi possible, chers ami(e)s, et s’esquisse déjà la visée de la fin des temps : le Christ, habitant en chacun des siens, se multiplie en quelque sorte, formant la communion des saints où, tout en étant devenu cristiforme (Rm 8, 29), voire étant « transfiguré en son image » (2 Co 3, 18), chacun, chacune d’entre nous contemple avec bonheur la singularité mystérieuse de l’autre et de tous les autres en leur diversité infinie.
2. La formule de Vita consecrata qui nous sert aujourd’hui comme guide – « Reproduire en soi-même, autant que possible, “la forme de vie, que le Fils de Dieu a prise quand il est venu dans le monde” » (VC, 16) – trouve ici son sens ultime. S’éclaire en même temps l’expression « vie consacrée » (que j’ai utilisée jusqu’à maintenant comme « mot de passe »). Les Écritures, saint Jean en particulier, se servent du verbe « consacrer » = « rendre saint » pour faire de Dieu l’unique acteur du partage de sa propre sainteté (Jn 10, 36 et 17, 15-17). Quand nous réalisons qu’il n’a cessé et ne cesse de nous la communiquer comme un doux « feu » intérieur, nous ne pouvons que nous étonner, bouleversés et pourtant dans la joie, que, malgré de longues nuits traversées et ne sachant plus comment, nous nous retrouvons toujours encore parmi les « disciples bien aimés » de son fils.
Faut-il s’interroger sur la spécificité de cette « consécration » que la tradition théologique a identifié à un « état de vie », voire sur le « plus » qu’il représenterait par rapport à d’autres « états » (VC, 16) ? Se centrer sur les conseils évangéliques ou vœux – chasteté, pauvreté et obéissance – qui, pour « celui qui a des oreilles pour entendre » ou « peut comprendre » (Mt 19, 12), découlent de son désir ardent de suspendre – avec le Christ Jésus – toute son existence à l’écoute de la voix divine ? Ou faut-il plutôt reconnaître que notre « vie consacrée », avec tout ce qu’elle implique dans la diversité de ses formes, n’est qu’une manière de vivre notre existence baptismale de configuration au Christ (Rm 8, 29) ? Cette question récurrente nous renvoie à un principe fondamental, portant sur l’articulation de nos « modes de vie ». Ce que certains vivent, sous forme de « signe », renvoie les autres, chacune, chacun, à l’essentiel de son existence, sans qu’il y ait un « plus » ou un « moins » ; car tous les « disciples missionnaires » sont appelés à vivre de la « radicalité évangélique », comme le rappelle le pape François dans sa lettre aux consacrés (II/2). A Pierre qui s’inquiète de l’avenir du disciple que Jésus aimait, le Seigneur ne répond-il pas : « Que t’importe ? Toi, suis-moi » (Jn 21, 22). Car le Règne de Dieu bannit toute comparaison. Et au lieu de nous engager sur la voie d’une interrogation inquiète sur nos spécificités, nous avons intérêt à entendre la deuxième consigne du pape François dans sa lettre au consacrés, de « lire [donc] avec les yeux de la foi », comme Jésus et ses disciples ainsi que nos prédécesseurs, les signes des temps » (I/1). C’est de ce décentrement que nous viendra, par surcroît, une conscience plus vive de ce que nous sommes : disciples du Christ…
II…au service de nos « Galilée » d’aujourd’hui…
Comme le Christ Jésus, les « consacrés » ont reçu la « capacité de scruter l’histoire dans laquelle ils vivent », non seulement en surface, mais en « connaissant – avec Dieu – les hommes et les femmes, leur frères et sœurs » de l’intérieur et en profondeur (cf. II/2). J’ose donc évoquer trois traits qui me semblent caractériser notre situation historique et se présenter comme une brèche – il en a été question à propos de la Galilée – dans laquelle notre « vie consacrée » prend déjà des formes nouvelles : (1°) le rapport problématique de l’humanité à son avenir, (2°) la menace qui pèse sur la cohésion sociale de nos sociétés et (3°) la difficile implication de tous, surtout des deniers, dans les décisions qui les concernent. En évoquant ces traits, je nous invite cependant à ne pas oublier que, comme dans les évangiles, ce sont des « événements » concrets – telle rencontre, telle circonstance – qui suscitent notre imagination évangélique et nous provoquent à créer tel « lieu autre » (II/2), à y tracer tel « chemin alternatif », à y proposer tel « rythme de vie différent » ou que sais-je encore. « Penser globalement, mais agir localement » (cf. EG, 234-237) ; l’adage qui nous est familier nous rappelle l’importance du « ici et maintenant » et de « l’aujourd’hui » quand il s’agit d’entendre la voix de Dieu et de l’entendre en écoutant en même temps – dans une sorte d’écoute stéréophonique – les voix de nos concitoyens et de la terre.
1. Une humanité livrée à elle-même quant à son avenir
Un premier trait du moment présent se dégage quand on envisage l’absence d’avenir, la panne de confiance et d’espérance dont souffrent beaucoup de nos contemporains.
1. Des symptômes plus anciens doivent être rappelés pour comprendre cette situation nouvelle : du côté de l’hémisphère nord, les poussées successives de la sécularisation et l’effritement progressif du socle humaniste qui jusqu’à une date récente avait réellement porté nos sociétés occidentales ; dans une perspective globale, une conscience plus vive de la pluralité de nos cultures, ce qui entraîne une relativisation de nos convictions et un pragmatisme de courte vue, sceptique par rapport aux grandes utopies humanistes du dernier siècle. La fragmentation de nos itinéraires de nomades va de pair avec le « retraitement » d’anciens et de nouveaux mythes ; le paradigme darwinien, fondé sur la loi du plus fort, s’impose comme arrière-fond d’une civilisation mondiale, dominée par la finance internationale. Bien entendu, des résistances se manifestent un peu partout, en particulier pour éviter la destruction de notre « maison commune » Terre ; les religions y participent, mais elles sont exposées à de multiples instrumentalisations politiques et rencontrent, dans certaines sociétés laïques en Occident, une incompréhension grandissante.
Une nouvelle constellation spirituelle émerge ici. Comme jamais avant, l’humanité est livrée en sa totalité à elle-même en tant qu’ « humanité » : si l’histoire occidentale n’avait aucun doute sur l’exception humaine dans l’univers, que le concile Vatican II a établie à partir de la conscience morale (cf. GS, 16), nous autres postmodernes, nous nous sommes mis à douter de la frontière même entre l’homme et le règne animal et à douter de nos possibilités d’assurer à nos sœurs et frères humains de demain un avenir viable sur un globe habitable. Douloureusement, nous éprouvons que malgré nos potentialités exponentielles sur le plan scientifique et technique, rien ne peut nous dispenser de nous vouloir librement et collectivement comme « humains ». La « foi » sous une forme très élémentaire, voire l’espérance en l’avenir ne sont donc plus des actes qui s’ajouteraient de l’extérieur au fait humain en sa spécificité morale déjà constituée. Elles s’avèrent désormais comme étant constitutives de notre différence humaine elle-même, formant le ressort le plus intime d’une humanité qui ne continuera à exister qu’à condition de se vouloir humaine et de s’éprouver autorisée à vouloir l’être.
2. Cette situation spirituelle exige de notre côté un décentrement, la foi chrétienne devant se concevoir comme étant au service du vouloir vivre et de l’espérance de tous et d’un chacun, en particulier des plus démunis et sans voix. Le macroclimat qui vient d’être diagnostiqué se répercute en effet dans les multiples situations locales et quotidiennes que nous connaissons de l’intérieur, grâce à nos « présences » si variées au sein de nos sociétés, à quelque échelle que ce soit. Habités du feu de Dieu, nous exerçons souvent le rôle de « sourciers » d’une « foi » et d’une « espérance » élémentaires qui sommeillent déjà en celles et ceux que nous rencontrons, notre familiarité avec les évangiles nous accoutumant à la manière de Jésus et aux conditions de crédibilité qui étaient les siennes en Galilée. De la récurrence des expériences, partagées et discernées avec d’autres, de nouveaux projets peuvent naître : avec des réfugiés qui nous entourent, des agriculteurs qui cherchent des lieux de paroles où sortir de leur isolement, des jeunes menacés par la drogue ou le suicide, etc. Parfois, tel groupe de « consacrés » devra transformer sa maison ou l’abandonner, parfois même disparaître comme corps institué pour renforcer, avec les personnes restantes, d’autres et de nouveaux équipages…
Traversant ainsi, au jour le jour, la nuit de la « foi » avec tant de personnes rencontrées, nous découvrons progressivement que notre présence auprès d’autrui s’est chargée, à distance et grâce à notre vie contemplative, d’une humilité qui sait pertinemment que la venue du Règne de Dieu au milieu de nous reste de l’ordre de la surprise et dépasse toutes nos actions ; nos différentes traditions « monastiques » et « apostoliques » se rencontrent sur cette « crête ». Et quand nous nous demandons de manière inquiète : nos toutes petites présences, « qu’est-ce que cela pour tant de gens ? » (Jn 6, 9), les récits évangéliques nous rappellent qu’aucune stratégie politique d’occupation systématique d’un territoire ne réussira à susciter et nourrir le vouloir vivre et la « foi » en l’avenir, ni sur un plan individuel ni au niveau collectif (cf. Jn 6, 14sv). L’alternative évangélique consiste à laisser atteindre et muter nos réalisations de « vie consacrée, » aussi minuscules et dispersées qu’elles soient, par l’urgence d’une présence simple et compétente auprès de celles et de ceux qui sont en panne de confiance et d’espérance.
2. La cohésion sociale livrée à notre « art de vivre ensemble »
Le désarroi et le stress fréquents qui, dans la constellation spirituelle que nous venons d’esquisser, résulte de l’abandon systématique des êtres humains à leur vouloir vivre individuel et collectif peut aussi conduire à rapprocher les uns des autres, comme cela s’est manifesté à plusieurs reprises durant les épreuves de ces derniers temps ; c’est un deuxième trait du moment présent.
1. Beaucoup de sociétés humaines ont déjà abandonné la référence publique à Dieu ou à une transcendance religieuse, se fiant quant à leur stabilité à ce qui, comme les valeurs de la liberté et de l’égalité, relève de leurs législations et appareils judiciaires. Elles ont maintenu cependant une référence centrale qui déborde toute loi d’État, la « fraternité » ou l’ « agir des êtres humains les uns envers les autres dans un esprit de fraternité », selon l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ; valeur qui transcende de l’intérieur toute constitutionnalité et ne cesse de nous rappeler le caractère hautement problématique de la cohésion sociale, sans cesse mise à l’épreuve par la violence et livrée à notre « art de vivre ensemble ».
C’est précisément ici, dans cette brèche – il s’agit toujours de la même – que peut naître ce que le pape François appelle une « fraternité mystique, contemplative » (EG, 92). « Vivez la mystique de la rencontre ! », nous exhorte-t-il dans sa lettre aux consacrés (I/2). Ce qui donne à la fraternité sa dimension mystique est d’abord son ampleur : elle ne concerne pas seulement les pauvres et leur intégration sociale (EG, 186-220) mais désormais aussi « sœur notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe » (Lsi’, 1 et 2) ; elle suppose donc une singulière expérience d’écoute : « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (Lsi’, 49), pour pouvoir en prendre soin.
2. Dans la mesure où, depuis l’époque du Nouveau Testament, la fraternité est considérée comme une composante essentielle de la « vie consacrée », le « style alternatif » (Lsi’, 108) que nous aurons inventé sur ce point à l’intérieur de nos communautés, existantes ou à inventer, ne peut pas ne pas refluer sur la société environnante et, inversement, l’attente plus vive de celle-ci quant au soin fraternel de ce qui est fragile ne pas interpeller nos fraternités. Il est remarquable que le pape François n’emprunte pas un langage ascétique pour parler de cette réalité mais celui de la mystique dont le signe distinctif est l’incarnation et la rencontre des autres dans leur corporéité concrète, avec toutes les fragilités dont il vient d’être question. C’est en effet quand l’esprit de fraternité ne va plus de soi qu’apparaît plus nettement sa dimension mystique et contemplative « qui sait regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain, qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des autres comme le fait leur Père qui est bon » (EG, 92). Dans une société où la référence à Dieu a perdu de sa pertinence ou est immédiatement soumise à malentendus, faire percevoir la profondeur mystique qui se cache dans la plus petite manifestation de fraternité – qu’elle soit perçue et mise en valeur dans notre environnement ou dans nos communautés – est sans doute la meilleure façon d’ouvrir un accès à l’expérience de Dieu.
Ce deuxième trait de notre constellation spirituelle et ses effets sur la vie consacrée ne va pas sans un troisième qui se présente dès que nous nous engageons non seulement en faveur d’un « vivre ensemble » mais encore en vue d’une véritable « entente » entre humains.
3. L’implication de tous dans les décisions qui les concernent
1. Beaucoup de nos sociétés – peut-être aussi l’Église – souffrent de ce qu’on peut appeler un « schisme vertical ». Les élites qui les gouvernent vivent souvent à grande distance de leurs populations et de leurs préoccupations et poursuivent, dans beaucoup de cas, leurs propres intérêts. Par ailleurs, la complexité des processus de décision est devenue telle, qu’ils ont été largement récupérés par des commissions d’experts ; ils excluent une large partie des citoyens qui, face à un monde politique de moins en moins transparent, se retirent progressivement de l’espace de participation active qui leur restait. Le dialogue social à la base, tant mis en avant par le pape François comme contribution à la paix (EG, 238-258), devient plus rare.
2. Or, nos ordres, congrégations, instituts et communautés ont une très longue expérience de délibération et de participation capitulaire de tous aux décisions importantes. Sur ce point leur patrimoine et leurs pratiques sont aussi diversifiés que leurs traditions proprement spirituelles. Qu’on pense à l’expérience de réécriture de tant et tant de constitutions et règles de vie après le concile Vatican II et le « capital » politico-spirituel de délibération collective et de prise en compte de chacune des voix que cet immense travail représente. Qu’on pense aux ajustements de nos pratiques de l’obéissance aux conditions psychologiques de notre époque, à la capacité des congrégations d’articuler le respect des charismes de leurs membres et le service du bien commun ou à leur manière de combiner l’exercice de l’autorité et le dialogue, dans la pratique de l’accompagnement individuel et celle du gouvernement de nos instituts.
Tout ce trésor, si éloigné de la plupart des mœurs politiques de nos sociétés, est peu connu du grand public, même au sein de l’Église. Et parfois, on se prend à rêver qu’une osmose puisse se produire : elle a largement eu lieu dans le sens de l’ethos démocratique vers nos instituts et très peu en sens inverse. Dans une posture de service, les consacrés ne pourraient-ils pas davantage impulser, dans le dialogue social, les attitudes « politico-spirituelles » qui animent leur propre manière de régler des conflits, d’aboutir à des ententes qui laissent subsister des divergences, tout en comptant sur l’apport de chacun et de tous. S’il est vrai que la démocratie est à la fois la forme la moins imparfaite d’organiser notre vie en société et celle qui a le plus besoin de ressources spirituelles, la vie consacrée y trouverait une mission importante.
3. Les trois traits que je viens de repérer en « scrutant l’histoire dans laquelle nous vivons » se présentent, pour conclure ce point, comme conditions actuelles d’un ajustement ou d’une réinvention de la vie consacrée ; ce qui se fait déjà très largement, les évangiles et l’Écriture à la main et en référence à « la riche histoire charismatique » de nos instituts. Je n’oserais pas affirmer que ce travail est prophétique, même si le pape François considère la « prophétie » comme « la note qui caractérise la vie consacrée » (II/2). Car c’est à d’autres de nous manifester par surcroît qui nous sommes à leurs yeux, avant tout à ceux de nos concitoyens avec qui nous vivons, mais aussi, bien sûr, à l’Église ; ce qui me conduit vers la troisième consigne du pape François qui attend de nous que « nous répondions avec créativité aux nécessités de l’Église »
III…nous fiant à l’immaîtrisable manifestation des « charismes » dans l’Église
Les « nécessités » de l’Église sont innombrables et aussi diversifiées que nos provenances ; ce n’est pas la peine d’insister, sinon pour dire qu’elles font appel à notre capacité de discernement. Quant à la « créativité », elle est un « charisme » et ne se laisse jamais programmer. Il me semble donc que nous répondons à la première des nécessités de l’Église si nous devenons effectivement ce que nous sommes – des « consacrés » – et le restons en nous inscrivant dans l’ordre charismatique de l’Église (LG, 4 et 12). Ce n’est que dans ce cadre qu’ici et là, nous pouvons exercer également des fonctions supplétives et parfois critiques ou prospectives. Je me contente, pour finir, de commenter brièvement ces trois propositions.
1. Servir l’Église en tant que « consacrés »…
Cette première affirmation semble aller de soi ; elle risque cependant de tomber rapidement dans l’oubli quand il s’agit de gérer des urgences ecclésiales ou tenues pour telles. Or, sous quelque forme que ce soit, la « vie consacrée » est d’abord un « signe » de vie évangélique, « signe » qui ne devrait jamais susciter la comparaison mais renvoyer l’entourage proche ou lointain, chacune, chacun, à l’essentiel de sa propre existence. C’est d’abord à ce titre que l’Église en a besoin. On doit ajouter immédiatement que cette signifiance vivante est déjà mission, comme je l’ai amplement montré dans ma deuxième partie : quand la « vie consacrée » éveille un vouloir vivre ou une foi élémentaire, quand elle donne envie d’agir dans un esprit de fraternité et d’en percevoir les dimensions mystiques, quand elle suggère des manières de régler des conflits et de s’entendre. Dans cette même ligne, certaines tâches ecclésiales comme l’initiation à l’intériorité, à l’expérience de Dieu et à la prière individuelle et liturgique semblent s’accorder plus particulièrement avec la vie consacrée ; mais l’histoire montre aussi qu’il n’y a aucune exclusive en ce domaine.
L’Église ne peut que se réjouir de ce qui se lève ainsi en son sein ; elle a aussi le devoir de discernement et d’authentification de ces dons ; ce qui me conduit vers la deuxième affirmation : servir l’Église…
2…en donnant chair à l’ordre « charismatique »…
J’ai montré, dans ma deuxième partie, quelques conditions favorables à l’éclosion d’une « vie consacrée » dans des sociétés où une partie de la population aspire à d’autres manières de vivre, non sans avoir parlé aussi auparavant des difficultés qu’elle rencontre aujourd’hui. Tout se passe en effet comme si les distinctions entre « états de vie » et catégories de « consacrés », soigneusement établies pendant le deuxième millénaire latin, se brouillaient à nouveau ; « passage » difficile à interpréter, car il y a, d’un côté, des attachements à des traditions particulières qui finissent par paralyser toute écoute et donc toute créativité et, de l’autre côté, des ressourcements amples dans la tradition évangélique et dans l’histoire charismatique des instituts qui sont prometteurs d’avenir.
Rappeler, dans ce temps éprouvant de passage, que la « vie consacrée » appartient à l’ordre charismatique de l’Église devient alors décisif. Certes, c’est son versant christologique – la « suite » ou l’ « imitation » du Seigneur Jésus – qui se montre d’abord par l’attirance qu’elle peut exercer sur autrui ; mais son ressort pneumatologique, la force de l’Esprit Saint qui singularise chaque existence consacrée en vue du bien commun et anime de l’intérieur toute l’arborescence charismatique de nos instituts (cf. 1 Cor 12) se révèle dès qu’on entre dans des considérations de durée. Or, le propre de l’ordre charismatique est qu’on ne peut s’y installer ni faire son nid dans ce qui est donné aujourd’hui et peut être retiré demain ; le « provisoire » en fait congénitalement partie (1 Co 7, 29). Cette « condition » nécessite un long apprentissage de l’ars moriendi : parfois elle conduit vers l’acceptation d’une disparition, souvent vers des mutations et des réformes dont notre histoire est si riche en exemples ; par ailleurs, elle fonde notre obéissance à l’Église. Car ce n’est pas tel « charisme » ou tel institut qui a reçu la promesse de la vie éternelle ; mais c’est l’Église tout entière qui a entendu les paroles de son Seigneur : « je suis avec vous… jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20).
Si cette « condition » est bien vécue, elle refluera, à notre insu, sur l’Église, lui posant sans cesse la question dérangeante de Jésus : « Le fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 8). La « vie consacrée » soutiendra ainsi l’Église dans ses efforts permanents de réforme, surtout en veillant à ce que cette dernière ne se réduise pas à des stratégies administratives et structurelles, au lieu de toucher en profondeur notre condition commune de disciples-missionnaires. Située ainsi au sein du peuple de Dieu (LG, 12), elle ne cesse de signifier – avec tous les baptisés – le « mystère » qui le constitue (LG, 2-4).
3…et en exerçant une fonction prospective
Cette condition d’ordre « charismatique » n’empêche pas la « vie consacrée » de répondre, ici et là, à des urgences en exerçant des fonctions supplétives de pastorale ou autre, à condition cependant que ces activités utiles n’occultent pas sa fonction prospective qu’elle a toujours exercée dans l’histoire. Qu’on pense aux fondations de tradition bénédictine, cistercienne, etc., si accordées à une société rurale et féodale, aux ordres mendiants et aux frères prédicateurs ajustés aux villes naissantes, etc. L’heure est donc à l’imploration de l’Esprit créateur et donateur de nouveaux charismes ajustés à notre situation, telle qu’elle a été esquissée dans la deuxième partie. L’heure est aussi à la récolte des expériences heureuses de ces derniers cinquante ans postconciliaires : le courage de fonder des monastères véritablement œcuméniques, l’ouverture de certains à des échanges avec des monastères d’autres religions, l’entrée d’une véritable mixité dans certaines fondations. Sans doute une des grandes questions de l’Église catholique, portant sur le statut des femmes en son sein (EG, 103sv), trouve-t-elle dans la vie consacrée déjà une amorce de solution, bien qu’on pourrait ici aller bien plus loin ; ce qui confirmerait la fonction de « laboratoire » que la « vie consacrée » a fréquemment exercée dans l’histoire de l’Église.
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En préparant cette conférence, j’ai eu l’image de l’arche de Noé devant les yeux, suggérée aussi par la tenue de la COP 21 à Paris, des « consacrés » s’y étant engagés. Certes dramatique, cette image d’un bateau échappant à la montée des flots provoque aussi notre sourire quand on songe aux êtres bigarrés qui s’y trouvent, un « couple de chaque espèce d’oiseaux, de bestiaux, de petites bêtes du sol » (Gn 6, 18-21), et que sais-je encore. On ne peut s’empêcher de penser au zoo humain – celui aussi de la « vie consacrée » –… Quant à la colombe, avec au bec un frais rameau d’olivier, elle ne reviendra plus vers Noé (Gn 8, 8-12) ; elle nous laisse avec l’espérance que la force de l’Esprit de Dieu s’avèrera toujours plus forte que la mort.
Christoph Theobald s.j
Facultés jésuites de Paris – Centre Sèvres
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