L’Ascension, une source de joie ? Éclairage du P. Bruno Régent sj

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Le P. Bruno Régent sj partage ses notes d’une conférence sur l’Ascension qu’il a donnée le 24 mai 2022 à l’Espace Saint-Ignace à Lyon.

Pourquoi l’Ascension est-elle une grande fête et quelle est la joie qui s’en dégage ? Pour répondre à ces questions, le P. Bruno Régent sj commente les textes du jeudi de l’Ascension et des passages de l’Évangile de Jean dans le discours après la Cène.

Quand on parle de l’Ascension, les premiers mots qui nous viennent à l’esprit sont : « l’ascension en montagne » (il s’agit de gravir un sommet en s’engageant dans la durée et la difficulté. Les images indiquent une montée ; on dit que Jésus s’élève. Et on ajoute qu’il est monté au ciel. Que recouvre ce mot ? Il y a aussi l’idée d’un retour : Jésus part, et il reviendra. Qu’est-ce à dire ?

Le ciel, une profondeur habitée, une présence plus intime

(Ac 1,1-11) Cher Théophile, dans mon premier livre j’ai parlé de tout ce que Jésus a fait et enseigné depuis le moment où il commença, jusqu’au jour où il fut enlevé au ciel, après avoir, par l’Esprit Saint, donné ses instructions aux Apôtres qu’il avait choisis. C’est à eux qu’il s’est présenté vivant après sa Passion ; il leur en a donné bien des preuves, puisque, pendant quarante jours, il leur est apparu et leur a parlé du royaume de Dieu. Au cours d’un repas qu’il prenait avec eux, il leur donna l’ordre de ne pas quitter Jérusalem, mais d’y attendre que s’accomplisse la promesse du Père. Il déclara : « Cette promesse, vous l’avez entendue de ma bouche : alors que Jean a baptisé avec l’eau, vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici peu de jours. »

Le ciel. Le « lieu » où Dieu habite. Lieu du tout autre, non moins réel, que nous ne pouvons nous représenter. Il y a le visible, nos corps et il y a de l’invisible que nous connaissons en partie, l’invisible de nos âmes, qui inclut nos pensées, nos affections, notre inconscient, etc. Et nous expérimentons que cet invisible mène le monde, au sens que nous prenons nos décisions à partir de cet espace intérieur personnel. Pour le monde, le réel comprend au moins ces deux dimensions. Pour le croyant, il y a une autre dimension au réel, un cœur, une profondeur habitée. Le ciel est tout le temps en rapport avec la terre ; l’homme se tient debout au sens où il ne se réduit pas à la terre ; son être profond est en relation avec le ciel, mais ce dernier échappe à toute emprise, tout savoir. Il demande à l’homme de tenir dans la foi, d’y croire.

Jusqu’au jour où il fut enlevé au ciel. Ce n’est pas exactement monter. Ce qui veut dire que le ciel n’est pas « en haut » au sens physique ; quand Dieu crée le ciel et la terre, nous nous imaginons qu’il s’agit de la voute céleste, les étoiles, etc. Mais tout cela, tout l’univers fait partie de la terre créée. Le ciel est une dimension transcendantale.

Comme l’indique Fabrice Hadjadj, (Le paradis à la porte p. 404, à propos du « ciel » : où est ce lieu ?) : « Les apparitions de Jésus ressuscité le font passer dans notre espace sans quitter son espace transcendant. Car ce passage ne saurait être un déplacement local, sans quoi l’ »autre espace » serait encore une portion du nôtre. Il est une accommodation à nos pauvres rétines de ce qui est déjà là sans y être localisé. C’est ce qu’affirme saint Paul à propos de l’Ascension : il est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses (Ep 4,10). C’est aussi ce que signifie le Noli me tangere de Jésus à Marie-Madeleine : ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu (Jn 20, 17). Cette montée n’est pas un éloignement, puisque le Père qui en est la destination est aussi notre Père. Elle est une présence désormais plus extensive et plus intime que celle que peut accomplir le toucher ici-bas. La possibilité d’un toucher mystique, qui sait atteindre jusqu’au fond de l’âme. »

Le texte des Actes des Apôtres raconte des faits, dans une histoire, un déroulement. De même que l’année liturgique déploie dans le temps l’évènement Jésus-Christ, avec notamment le Carême pour se préparer à Cène, Passion, mort, Résurrection, Ascension, Pentecôte, de même les évangiles déploient dans le temps la Résurrection, les apparitions, l’Ascension et la Pentecôte. Les chiffres (40 et 50) sont symboliques ; ils indiquent une durée, nécessaire pour que l’on ait le temps de regarder sous un angle et sous un autre, comme différentes faces d’un polyèdre. L’Ascension marque la fin du temps des apparitions d’après la Résurrection et ouvre vers le temps de la vie dans l’Esprit.

Le retrait de Dieu : être présent sous la forme d’une absence

[Suite de l’Acte 1] Ainsi réunis, les Apôtres l’interrogeaient : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Jésus leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »

Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux. Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que, devant eux, se tenaient deux hommes en vêtements blancs, qui leur dirent : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel d’auprès de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel. »

Ce qui frappe est la non-compréhension de tout ce qui s’est passé. Les disciples n’ont pas compris l’enjeu de la Cène, de la Passion, ni même la Résurrection. Et cependant, c’est dans ces circonstances de grands écarts que le Ressuscité ne va plus apparaitre et qu’est promis l’Esprit, une force d’en-haut ; Dans l’Évangile de Jean, Jésus dit que l’Esprit expliquera tout, qu’il sera une force pour être témoins, partout. Et Jésus disparait à leurs regards ! Jésus ne redit rien, ne répond pas à leur question, qui n’a pas de réponse puisqu’il n’est pas venu pour chasser les Romains. Il est venu pour que les disciples soient des témoins. Il n’est pas venu changer le monde comme s’il avait été mal fait. Il est venu changer les cœurs, changer la manière de voir ce monde. Jésus fait confiance aux disciples en s’éloignant, alors qu’il n’y a pas de signe que les disciples ont compris. Et là nous pouvons méditer sur le retrait de Dieu, sur sa manière de faire.

Dans le Livre de la Genèse, au chapitre 1, pensons au retrait du septième jour ; à la Cène ; et maintenant au lancement de l’Église : sans cesse Dieu se livre et fait confiance envers et contre tout. Dieu s’écarte dans un ailleurs, le ciel, qui n’est pas un ailleurs puisque c’est pour être au cœur du réel, dans la présence discrète pour inviter à la foi de la part de l’humanité, Lui ayant confiance en l’humanité et en l’Esprit au travail dans l’humanité. Il n’y a pas à regarder le ciel – puisqu’il est invisible et qu’à vouloir regarder le ciel, on peut s’illusionner sur ce qu’il est. Il y a à être dans le monde, au milieu de l’humanitéje suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. Avec nous, aux yeux de la foi. On peut noter qu’il n’est pas dit qu’il reviendra (ce n’est pas un retour qui est annoncé), mais qu’il viendra de la même manière. Nous voilà donc devant ce pas de deux, un pas de danse : Dieu s’écarte et il vient. Il est présent sous la forme d’une absence. Heureux ceux qui croient, d’une foi qui n’est pas précédée d’un voir mais qui permet de voir l’invisible.

Depuis l’Incarnation, Jésus va vers le Père, il nous en montre le chemin. Il nous invite à le suivre… en prenant le chemin à son début, dans l’Incarnation, sans nous imaginer déjà dans le ciel. Le chemin vers le Père commence sur terre, au milieu des hommes, et il va vers un don de sa vie, ce qui signifie un effacement. Ce pas de deux du Fils est le nôtre : incarnation, venir à l’humanité, dans la fraternité, mais aussi repos du 7ème jour, retrait pour laisser la place à la génération suivante, se confier dans les bras du Père dans une forme de nuit.

Jésus rejoint son Père et notre Père

(He 9, 24-28) « Le Christ n’est pas entré dans un sanctuaire fait de main d’homme, figure du sanctuaire véritable ; il est entré dans le ciel même, afin de se tenir maintenant pour nous devant la face de Dieu. Il n’a pas à s’offrir lui-même plusieurs fois, comme le grand prêtre qui, tous les ans, entrait dans le sanctuaire en offrant un sang qui n’était pas le sien ; car alors, le Christ aurait dû plusieurs fois souffrir la Passion depuis la fondation du monde. Mais en fait, c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, qu’il s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice. Et, comme le sort des hommes est de mourir une seule fois et puis d’être jugés, ainsi le Christ s’est-il offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude ; il apparaîtra une seconde fois, non plus à cause du péché, mais pour le salut de ceux qui l’attendent. »

On revient sur la question du ciel, du sanctuaire et du sens théologique. Il est entré ; donc pas seulement il monte vers, ou il va vers. Passion-Résurrection, c’est une fois pour toutes. Cela n’est pas de l’ordre d’un sacrifice expiatoire, comme si Dieu le Père voulait des sacrifices sanglants en échange de la libération de l’humanité de l’emprise du péché et de la mort. Ce serait imaginer un troc de la part d’un dieu pervers. Une fois pour toutes, le Fils atteste que le ciel est ouvert, que Dieu est favorable, qu’il est tendresse et pitié et que même si les hommes sont cruels et méchants, Lui pardonne et envoie annoncer la rémission des péchés. Il détruit le péché par son sacrifice : en effet par sa Passion, sa mort et sa Résurrection est attesté que la mort est sans effet, le cœur de Dieu ne change pas, il continue d’estimer l’humanité et de se livrer dans la confiance.

Et on voit que la fin des temps, c’est la Passion-Résurrection, c’est le jugement dernier. La fin peut s’entendre comme le dernier moment, dans une chaine temporelle, mais la fin peut aussi s’entendre comme le but ultime. Le but, la finalité de tous les temps, de l’humanité, c’est la destruction du péché et de la mort. Et c’est fait…. Et pourtant il apparaîtra une seconde fois, comme si ce n’était pas fini : il apparaitra pour le salut de ceux qui l’attendent.

Le chemin du Christ est allé à son terme, de l’Incarnation jusqu’au sanctuaire, jusqu’au ciel, jusqu’à la demeure du Père. Et à l’Ascension nous sommes invités à prendre ce même chemin, celui de l’Incarnation. De même que Jésus, sur ce chemin, a été baptisé, a entendu la parole du Père – tu es mon fils bien-aimé en qui je trouve ma joie – nous prenons ce chemin fondé sur la foi dans le Père. Dans quelques jours ce sera la Pentecôte, le baptême dans l’Esprit, et nous avons à poursuivre ce chemin, dont le terme, le sens, la fin, c’est de rejoindre Jésus dans cet événement Passion-Résurrection, de rejoindre Jésus allant vers son Père et notre Père.

Le chemin nouveau, c’est le Christ lui-même

(He 10, 19-23) « Frères, c’est avec assurance que nous pouvons entrer dans le véritable sanctuaire grâce au sang de Jésus : nous avons là un chemin nouveau et vivant qu’il a inauguré en franchissant le rideau du Sanctuaire ; or, ce rideau est sa chair. Et nous avons le prêtre par excellence, celui qui est établi sur la maison de Dieu. Avançons-nous donc vers Dieu avec un cœur sincère et dans la plénitude de la foi, le cœur purifié de ce qui souille notre conscience, le corps lavé par une eau pure. Continuons sans fléchir d’affirmer notre espérance, car il est fidèle, celui qui a promis. »

L’auteur de la lettre aux Hébreux est on ne peut plus clair sur ce chemin qui est le nôtre ; avançons avec assurance, en nous appuyant sur le chemin de Jésus, qui est allé à son terme et qui nous permet de tenir ferme dans la foi et l’espérance. Nous pouvons entrer dans le véritable sanctuaire, nous pouvons entrer dans l’intimité de Dieu et dans le cœur de notre cœur – le ciel. Et le chemin nouveau, c’est le Christ lui-même. Il est Celui qui nous permet d’aller vers Dieu, vers nous-mêmes, vers l’humanité. Avançons-nous donc, dans la plénitude de la foi.

Entre l’Ascension et la Pentecôte, aller en profondeur

(Lc 24, 46-53) « En ce temps-là, Jésus ressuscité, apparaissant à ses disciples, leur dit : « Il est écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. A vous d’en être les témoins. Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Quant à vous, demeurez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus d’une puissance venue d’en haut. » Puis Jésus les emmena au dehors, jusque vers Béthanie ; et, levant les mains, il les bénit. Or, tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et il était emporté au ciel. Ils se prosternèrent devant lui, puis ils retournèrent à Jérusalem, en grande joie. Et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu. »

On a une deuxième version de l’Ascension, et surtout elle est précédée d’une rencontre entre le Ressuscité et les disciples qui permet d’entrer dans le sens de l’histoire, le sens de la Passion-Résurrection. Il fallait. C’est un grand rendez-vous depuis toujours : Dieu est-il bon, pouvons-nous croire en Lui ? Malgré la mort du Fils, non respecté, Dieu tient dans la bonté envers l’humanité. Et, depuis toujours, Dieu qui se livre, se confie, à la fois caché et présent.

Il en est ainsi dès la Création : il parle, il crée, sépare de lui, ose la différence, la relation. La différence est déjà en Dieu, entre le Père et le Fils ; elle est dans l’humanité, notamment avec la création de la femme, altérité qui soit une aide ; elle est entre Dieu et l’humanité. Dieu fait confiance, ose donner la liberté. Et l’homme écoute le murmure du serpent qui met en doute la pureté d’intention de Dieu. Dieu ferait semblant de donner la liberté, mais il manipulerait, parce qu’il voudrait récupérer des fruits, il voudrait être grand avec des adorateurs à ses pieds. Il voudrait de la vie du moment qu’elle soit pour Lui. Pour attester que Dieu se livre sans cesse au risque de la liberté de l’homme, Jésus ne peut qu’aller jusqu’au bout : bien que victime du péché des hommes, Jésus demande à son Père de pardonner ; il continue de se donner malgré la mort de son fils ! Le Fils confirme que personne ne lui prend sa vie, c’est lui qui la donne. Il se donne à la Cène caché et présent. L’effacement de Jésus à l’Ascension est semblable à son effacement dans le pain. Le pain partagé dit la présence de Jésus ; et nos vies, chaque jour, témoignent, si nous l’acceptons, de la présence de son Esprit.

Le grain de blé s’efface en terre pour que son fruit devienne pain partagé. Et Jésus s’efface pour que son Esprit soit partagé, soit inspirateur de vie pour la multitude. Telle est la bonne nouvelle : nous pouvons vivre de sa vie. Et le Christ continuera de se donner,  en l’Eglise. Alors que les premiers apôtres ne sont pas à la hauteur, il leur confie l’Eglise, et cela continue ! Relire les Écritures, entrer dans leur intelligence pour entrer dans la mission. Commencer par Jérusalem, par le centre. Pour une diffusion partout. Attendre quelques jours ; bénir.

Le temps entre l’Ascension et la Pentecôte, c’est un espace tranquille, bien qu’il y ait urgence d’aller annoncer. Mais non, il est plus important d’aller dans la profondeur, d’entrer dans la louange de qui est Dieu, de ce qu’il a fait, de ce qu’il nous demande d’être. La profondeur du message est plus important qu’un message superficiel qui ne permettrait pas une vraie conversion.

Jésus qui bénit, c’est son dernier geste : il dit du bien, il pense du bien ! Et on voit au passage que la notion de 40 jours que met en relief le livre des Actes des Apôtres n’apparait pas dans la finale de cet Évangile… qui est pourtant du même auteur. Le souci n’est pas de décrire le réel de l’extérieur mais de le décrire de l’intérieur. D’un côté c’est le même mouvement qui va de Résurrection à Pentecôte (déjà il remit l’Esprit, à sa mort au calvaire), et de l’autre il faut du temps pour comprendre, passer du calvaire à la proclamation de l’Evangile aux nations. Il faut bien 40 jours de Carême pour se préparer aux jours saints, pour les méditer et les comprendre. Il faut bien la même durée, 40 jours, pour digérer la Résurrection, et encore 10j de plus, donc 50, pour aller de la Résurrection à la vie de l’Eglise.

Dieu vient et s’en va pour que nous le cherchions et le trouvions dans la profondeur

Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure. (Jn 14,23)
Vous avez entendu ce que je vous ai dit : je m’en vais et je viens vers vous. Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père. (Jn 14,28)
Je m’en vais maintenant auprès de Celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande : “Où vas-tu ?” Mais, parce que je vous dis cela, la tristesse remplit votre cœur. Pourtant, je vous dis la vérité : il vaut mieux pour vous que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. (Jn 16,5-7)

Il y a à entendre : je m’en vais et je viens vers vous (quelle erreur de traduction que ce je reviens, que l’on trouve ici et là et qui fausse la perspective). Je m’en vais, car je vais vers le Père et vous devriez être dans la joie d’une telle perspective. Je m’en vais, exprime un éloignement, un départ. Il dit aussi un chemin qui se poursuit, et comme c’est un chemin vers le Père, c’est heureux, même si ce chemin passe par la Passion et la mort. Il faut que Jésus aille vers son Père, il faut qu’il révèle qu’il demeure dans cet amour et ce que permet de vivre en demeurant dans un tel amour. Ce départ permet de mesurer la profondeur de la paix qui habite Jésus.

Et il y a à comprendre que dans le même temps, Jésus s’en va et qu’il vient vers nous, et non pas deux moments séparés. Dans la Passion il vient vers l’homme, vers ses zones d’ombre, il vient au profond de l’humanité, il descend dans nos enfers. Et il vient vers nous, encore et toujours, à la Résurrection, pour nous demander de croire en la vie, victorieuse de la mort. Il est bon pour vous que je m’en aille, que j’aille jusqu’à la mort, pour vous libérer de la désespérance et de la mort. Mais dans le même mouvement, je viens vers vous.

Nous ne sommes pas seulement dans la perspective d’un retour, à la fin de je ne sais pas quel temps. Nous sommes dans une perspective qui conjugue à la fois le chemin vers le Père et la venue vers l’humanité. A la fois retrait du monde, départ vers le Père par un chemin qui passe par le fait que le monde le crucifie, et venue vers l’homme.

Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père…. Or quelques lignes avant, on trouve : si quelqu’un m’aime… nous viendrons vers lui, et chez lui nous nous ferons une demeure. C’est bien du même mouvement que Jésus part et qu’il vient. Il vient parce qu’il envoie un Défenseur ; il vient avec le Père faire sa demeure en nous. C’est comme un départ de l’extériorité, du visible, mais pour mieux venir dans l’intérieur. C’est donc un passage vers la foi. Quand on voit la finale de la lecture des Actes, qui demande aux hommes de ne pas s’évader dans le ciel, d’un côté c’est bien aux hommes de se débrouiller dans les questions, de débattre et de trancher ; Jésus n’est pas là pour dire ce qu’il faut faire. Mais ils font l’expérience de Dieu présent au milieu d’eux et ils osent écrire en conclusion du premier concile : l’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidéDieu vient et il s’en va pour que nous le cherchions et le trouvions dans la profondeur. Si l’on vous dit qu’il est ici, ou qu’il est là, n’y allez pas ; s’il vient c’est dans l’intérieur, dans la profondeur.

Si quelqu’un m’aime… nous ferons chez lui notre demeure. Le ciel, cet ailleurs, mais plus réel que tout le visible, c’est la demeure où Dieu habite, en nous. Pourquoi regarder dans les nuages, ou en rêvant de je ne sais quel eldorado ?

Les yeux ne voient plus… Le regard de la foi

(Jn 16,16-19) « Encore un peu, et vous ne me verrez plus ; encore un peu, et vous me verrez. » Alors, certains de ses disciples se dirent entre eux : « Que veut-il nous dire par là : « Encore un peu, et vous ne me verrez plus ; encore un peu, et vous me verrez ». Et puis : « Je m’en vais auprès du Père » ? » Ils disaient donc : « Que veut dire : un peu ? Nous ne savons pas de quoi il parle. » Jésus comprit qu’ils voulaient l’interroger, et il leur dit : « Vous discutez entre vous parce que j’ai dit : « Encore un peu, et vous ne me verrez plus ; encore un peu, et vous me verrez. » »

Encore un peu et vous ne me verrez plus, encore un peu et vous me verrez. Ce peu, c’est en grec du micron. Si ce peu est de l’ordre du temporel (ce que ne dit pas le texte grec, bien que l’on traduise souvent encore un peu de temps) c’est de l’instantanée. Comme un jeu, où à tour de rôle, nous voyons et nous ne voyons pas, plutôt qu’une succession – pendant 5’ on voit et ensuite 5’ on ne voit pas. Dans peu, c’est la Passion, et vous ne me verrez pas : en effet comment voir le Messie dans un crucifié mourant ? Et pourtant vous me verrez. Sans cesse ne pas voir, parce que les yeux humains voient de l’inhumanité ; et il y a à voir dans la profondeur une présence de Dieu inattendue. Le fait que les yeux de la chair ne voient plus nous demande de passer à un autre regard, celui de la foi.

Encore un peu et vous ne me verrez plus : cela peut être encore un peu d’explications ou un peu dans la mise en évidence de la vie de Jésus. Un peu, un micron, c’est le temps d’un battement de cil, c’est le temps d’un changement de regard : un moment éprouver l’absence, la distance et un moment voir la présence. N’en est-il pas toujours ainsi dans nos relations, avec des moments où c’est la présence qui est sensible, et d’autres moments où c’est l’absence ?

La joie n’existe pas sans passage par l’épreuve des relations

(Jn 16,20-23) « Amen, amen, je vous le dis : vous allez pleurer et vous lamenter, tandis que le monde se réjouira ; vous serez dans la peine, mais votre peine se changera en joie. La femme qui enfante est dans la peine parce que son heure est arrivée. Mais, quand l’enfant est né, elle ne se souvient plus de sa souffrance, tout heureuse qu’un être humain soit venu au monde. Vous aussi, maintenant, vous êtes dans la peine, mais je vous verrai, et votre cœur se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l’enlèvera. En ce jour-là, vous ne me poserez plus de questions. Amen, amen, je vous le dis : ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom ; demandez, et vous recevrez : ainsi votre joie sera parfaite. »

Ouverture à la joie! La joie qu’un être humain soit venu au monde. Quel beau résumé de toute l’histoire de Dieu avec l’humanité. Malgré tout, ou grâce à tout, l’homme est né. Nous sommes au 7ème jour, nous sommes à l’Ascension ; Dieu se repose, s’écarte. Un être vraiment humain est venu au 6ème jour. Oui, il y a eu et il y a des douleurs de l’enfantement ; il a fallu la Passion et la mort. C’est passé par des doutes, des trahisons, etc. La joie, elle n’est pas la satisfaction, elle n’existe pas sans passage par l’épreuve des relations. La joie vient quand ce qui n’était pas évident et se cherchait arrive à maturité dans la justesse, quand la vie invente des relations inattendues et respectueuses.

Je vous verrai et votre cœur se réjouira. Nous avions « encore un peu et vous ne me verrez plus, encore un peu et vous me verrez. » Ici ce n’est plus voir, mais c’est être vu : je vous verrai. Regard de présence, de bonté, fondateur. Cette joie, personne ne peut la ravir : Oui, Jésus est assis à la droite de Dieu, c’est du stable et du sûr, nous pouvons nous en réjouir éternellement ; nous sommes aimés, la vie est devant nous. L’humain vient de naître.

L’humiliation de se reconnaître pécheur, le renversement de l’orgueil de son trône, sont comme les douleurs de la femme qui enfante : voilà qu’un fils de Dieu vient à naître. C’est douloureux parce qu’il bouscule des habitudes, des acquis, mais quelle joie de découvrir une humanité qui semblait impossible : oui, nous sommes capables de bonté, de solidarité. Nous ne sommes pas condamnés à nous enfermer dans la dérision, la désespérance, nous pouvons croire en l’enfant qui nait en nous et dans les autres.

Conclusion

La joie, la joie du Fils et du Père : notre joie ! La joie de l’Ascension est la joie pour la rencontre du Père et du Fils, pour la victoire du Fils, victoire de sa foi. Mais cette victoire du Fils n’est vraiment victoire totale sur la mort que si elle est aussi notre victoire et notre salut. Il y a alors à se réjouir de l’Ascension, qui est déjà notre victoire, car notre victoire est à la gloire du Fils ; nous nous réjouissons de la gloire totale du Fils et y participons par notre propre victoire.

Le Père et le Fils se sont écartés, et sont présents, continuant de faire confiance, d’aimer, de se donner en se cachant dans le cœur des pauvres, des pécheurs-pardonnés. Une absence qui est un engagement total, tout en laissant chacun de nous jouer sa partition.

La joie de l’humanité que tout lui soit confié : elle n’a aucune raison d’avoir peur, le ciel est favorable et ne va pas lui tomber sur la tête ; elle peut se risquer, oser aimer, sans peur d’être trahie ou non reconnue. Il n’y a pas à aller voir ailleurs parce que notre humanité serait inhabitable ni à aller voir ailleurs parce que Dieu n’y serait pas.

Joie de l’humanité pour ce que le Fils a osé vivre et de ce que sa foi en son Père ait tout gagné. Qu’il doit être heureux le Fils que d’aimer totalement, sans peur ; qu’il doit être heureux de témoigner de qui est son Père et notre Père. Quel cadeau il lui fait en réconciliant toute la création avec son Créateur.

Joie de l’humanité de ce que Dieu en son Fils nous donne carte blanche pour inventer à notre tour nos existences : nous pouvons aimer, c’est promis, c’est sûr. Et du coup, à l’image de Dieu, nous nous réjouissons de ce que nous constatons la vie se déployer.

Quelle fiesta que la rencontre du Père et du Fils après la passion et la mort. Quelle gloire qu’à la suite du Fils, il y ait une multitude de races, nations et peuples, tous magnifiques, vivants, ayant trouvé comment vivre ensemble dans les différences, chacun étant une aide assortie pour d’autres.

L’Ascension, c’est comme les trois coups qui sont frappés juste avant que le rideau se lève. L’espace est dégagé, la Création est en ordre, le Créateur et le Rédempteur se sont fait discrets.

Regardez, contemplez ce qui va se vivre ; montez sur la scène y ajouter votre jeu. La partition n’est pas écrite à l’avance, c’est donc une pièce très particulière qui est à jouer. Le metteur en scène n’a fait que promettre son Esprit à tous les acteurs ; et ils vont inventer. Oui, c’est une grande joie que d’être libérés de tout fardeau extérieur, de toute posture imposée, de toute imitation servile, pour vivre nos existences dans l’audace de ce qui habite notre cœur.

L’Ascension est une des faces du polyèdre, dont le cœur est la vie de Jésus, depuis son Incarnation jusqu’à sa Résurrection. Entrer dans le point de vue de cette fête fait revisiter et relire l’ensemble de la geste de Dieu.

P. Bruno Régent sj,
Communauté Saint Ignace à Lyon

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