Nous venons prier pour le repos de l’âme du Père Pedro Arrupe. Il l’a longtemps attendu, le repos. Après une vie la plus active qui se puisse imaginer. Mais dix ans aussi de passion, longue, très longue maladie et attente, au lieu d’un repos qu’il eût pu espérer. Il fallait qu’il prie longuement pour la Compagnie de Jésus et pour l’Eglise après les avoir servies de toute son activité.
Il a connu vraiment les deux états par où est passé Saint Pierre son saint patron, selon l’Évangile de saint-Jean, mi-constatation mi-prévision : « Quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre nouera ta ceinture et te mènera où tu ne voudrais pas. Il indiquait par là le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu » (Jn 21, 18-19).
Pedro Arrupe qui aimait tant la vie ne fardait pas la mort : je puis témoigner que dans l’intimité il en disait la dureté. Il aura ainsi vivement éprouvé le long et douloureux déclin qu’il a connu. Et rien ne lui a été épargné, ni la longue maladie ni la longue agonie. Afin que nous croyions…
Je veux rappeler d’abord qu’il fut un homme tout de bonté, la vertu caractéristique, essentielle du supérieur général de la Compagnie selon les Constitutions : « Le supérieur général doit être parmi les plus éminents dans toutes les vertus, (…) mais si en manquaient quelques-unes, que ne manquent pas du moins une grande bonté et un grand amour pour la Compagnie… » (n. 735).
Je m’arrête aussi à ce mot amour. Pedro Arrupe connaissait comme le centre de toutes choses l’amour. Pas d’autre nom de Dieu pour lui. Pas d’autre théologie que celle de la Trinité, triple amour infini s’alimentant lui-même de lui-même. Pour livrer comme la moelle de sa vie et de sa spiritualité, il écrivit en 1980 une conférence sous le titre : Enracinés et fondés dans la charité (dans l’amour). Et recueillant un jour pour un colloque l’héritage de Teilhard, il citait ces mots brûlants de lui: « Le Christ. Son coeur. Un feu. Capable de tout pénétrer » (cf. Ecrits pour évangéliser, p. 214).
L’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles, avait aussi appris d’Ignace le Père Pedro Arrupe. Il comprenait la Trinité comme l’envoi du Fils – du Fils qui n’est rien que disponible à faire la volonté du Père. Voici que je viens faire ta volonté… et « comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » : Pedro Arrupe se comprenait et comprenait tous ses compagnons – et tous les chrétiens – comme les destinataires de cet envoi par le Fils, par le Christ.
La vocation apostolique prenait place pour lui dans la vocation de tout homme à l’endroit de tout homme: envoi à l’autre. Et c’est ainsi qu’il répandit la formule de l’« homme pour les autres ». A tout homme bien sûr il voulait proposer d’être ainsi homme pour les autres.
Lui-même se sentait une mission pour autrui en toutes choses. On le sollicitait, sur les médias par exemple, pour bien d’autres raisons que de prêcher le message évangélique. Mais lui pensait que c’était un apostolat, son apostolat: l’une des occasions apostoliques trop rares laissées à quelqu’un qui a charge, comme il l’avait, de gouvernement religieux et d’administration. D’un homme appelé à ce genre de rôle on peut dire qu’il est toujours en fonction, en représentation : pour Pedro Arrupe cela voulait dire plutôt : toujours en mission. C’est à dire aussi appelé constamment à la charité envers le prochain.
C’est ainsi également que des causes comme la justice, comme les réfugiés, viendront à occuper tant de place dans sa vie. Tout une orientation nouvelle de la Compagnie de Jésus au service des réfugiés est née d’une inspiration soudaine et spontanée de la charité du père Arrupe, un soir d’hiver, au moment des boat people. Qu’est-ce qui est le plus important quand il y a urgence, se demandait-il, porter la foi, porter du pain ? « Le service de la foi est urgent dans notre monde sécularisé et païen, a-t-il écrit, mais nous savons tous qu’il y a des millions d’être humains qui meurent d’inanition. Ne sommes-nous pas obligés de leur porter aide en vertu de notre mission même? Grave question pour le discernement et la décision des supérieurs« . Il se reprenait certes aussitôt: rien n’est un critère « absolu « , y compris la faim; donc même en s’adonnant au service des affamés, les jésuites ne doivent pas manquer de s’adonner au service spirituel. Le Père Arrupe demeurait partagé.
Il était passionné de la Compagnie de Jésus, capable de défendre ses compagnons « avec poings et ongles » comme il le dit à Puebla où l’on attaquait quelques-uns d’entre eux – qui n’étaient pas sans lui causer quelque souci mais qui étaient d’abord ses frères et ses fils. Et puis, il aurait donné sa vie pour l’unité de la Compagnie. Il a été rejeté par quelques-uns qui le contestaient et voulaient se séparer dans une « stricte observance » ; lui ne voulait rejeter personne. Pourtant la Compagnie de Jésus n’était pour lui qu’une petite chose au service de l’Église. Il la défendait pour qu’elle ne soit pas discréditée donc diminuée dans sa capacité de servir l’Église.
Il a travaillé comme pas un à l’incarnation-inculturation de L’Église – incarnation à faire – mais d’abord il voyait et croyait L’Église lieu d’effective incarnation, Christ y demeurant présent, ayant endossé ce vêtement de pauvreté et d’humanité. Il avait donc devant l’Église – ajoutons les évêques, le pape – l’entière naïveté de la foi, malgré bien de l’humour mais discrètement exprimé sur les côtés plus humains des personnages D’Église…
Il n’a jamais hésité dans son amour pour L’Église – L’Église la plus concrète. Il a pourtant souffert dans cet amour. L’histoire est dans toutes les mémoires, elle n’a pas à être détaillée.
La même littéralité, si l’on peut dire, se retrouvait dans la fidélité de Pedro Arrupe à Ignace, le fondateur de la Compagnie de Jésus. Il pensait adaptation mais il voulait toujours être sûr d’avoir bien compris le point de départ, d’y être entré à fond. On ne l’imagine donc à aucun moment sans la redécouverte d’Ignace et de ses premiers compagnons. Pour enseigner Ignace à ses novices, il avait naguère travaillé dans le détail les Monumenta (historica) ignatiana. Il avait besoin du même recours exact aux sources ignatiennes tandis qu’il guidait ses frères comme supérieur général.
Le Père Pedro Arrupe a cru vivre une aube, un tout premier commencement. Pas seulement à cause du Concile mais à cause de la vive perception qu’il avait des nouveaux pas qu’accomplissait l’humanité, dans les sciences, dans les techniques et dans la découverte intime de soi par l’homme. Il disait aussi : « Il semble que tout ce qui peut faire l’objet de droits de l’homme est très loin d’avoir été épuisé. De même que nous ne savons pas encore quelle est la limite des capacités physiques de l’homme, quand on le voit battre des records que l’on croyait impossibles à dépasser, nous ne pouvons pas encore fixer jusqu’où une conscience morale développée et le sentiment de la fraternité et de l’égalité chrétiennes pourront aller avec le temps pour définir ce qu’est le droit de l’homme « . Pour être concret même dans cet espoir, il ajoutait : « L’histoire des mouvements syndicaux et sociaux nous le montre d’une manière incontestable… » (Ecrits pour évangéliser, p. 262).
Dans le même sens, le Père Arrupe a cru l’Église jeune, encore inexpérimentée. Nous avons tous besoin d’apprendre, et tous besoin d’être attentifs à ce besoin fondamental d’apprendre.
Où voyait-il surtout la nouveauté pour l’Église? En fait il voyait la vie chrétienne descendre si l’on peut dire dans la profession, dans la relation de l’homme et de la femme, dans la famille, dans la culture, dans toutes les relations sociales. Il voyait l’Église devenir plus accueillante aux autres religions. L’Église devenant Église de la conscience et de la liberté. De l’intériorité. De la justice et de la charité.
Que ne devrais-je pas dire enfin de son attention devant les pauvres? Quelle joie, quel sentiment d’être comblé quand il pouvait recevoir de ceux qui donnent du peu qu’ils ont. Cette femme par exemple. « Je n’oublierai jamais, a-t-il écrit, le visage d’une maman de huit enfants, marqué par la faim et la souffrance. Elle m’a dit : Père, je n’ai plus rien à donner à mes enfants. Priez pour moi, afin que Dieu nous envoie du pain » (Ecrits pour évangéliser, p.7O). et cet homme d’un bidonville qui le conduisit, comme il me l’a conté, dans sa maison de planches et de carton. Pas de fenêtre, une ouverture. Et à ce moment-là, un merveilleux soleil couchant. « Voilà ce que j’ai de plus précieux, je voulais te le faire partager », dit l’homme. Celui-là non plus, le Père Arrupe ne l’oublia jamais. Bienheureux les pauvres. Pauvre il l’était lui-même, c’est-à-dire capable de cette immense sympathie avec les pauvres. Heureux de voir que le Royaume des cieux est déjà à ces petits, heureux d’observer le retournement des situations, le bonheur déjà chez les pauvres.
Sa vie sera écrite, plus complètement décrite. Il cheminera longtemps avec la Compagnie de Jésus, avec tous les religieux, avec l’Église, et pourquoi pas, avec beaucoup d’hommes qui ne connaissent pas encore l’Église et son Christ et pourront le découvrir dans son histoire, dans ses fioretti, comme dans son drame. Le peu que j’ai pu dire est le témoignage que je voulais et pouvais, je crois, déposer sur l’autel aujourd’hui avec l’offrande de Jésus-Christ. Amen.
P. Jean-Yves Calvez, lors de la messe dite à Notre Dame de Paris pour le P. Pedro Arrupe en 1991
Qui est le P. Jean-Yves Calvez ?
Rédacteur en chef de la revue Etudes, il a été Provincial des jésuites de France et a été appelé à Rome pour être durant quinze ans le conseiller du Père Pedro Arrupe, supérieur général de la Compagnie de Jésus.
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