Pierre Teilhard de Chardin Prêtre jésuite, homme de science et philosophe

Le 10 avril 1955, jour de Pâques, le Père Teilhard de Chardin meurt à New York. Celui qui meurt ce jour-là est né à Sarcenat en Auvergne, le 1er mai 1881. Entre ces deux dates, tout un univers pour lui a progressivement vu le jour. Il nous faut d’abord brièvement tracer la trajectoire et suggérer l’immensité de cette vie, pour nous rappeler à qui nous avons à faire.

Un transhumant de la planète

Novice jésuite en pleine jeunesse, à 18 ans, Pierre Teilhard est, durant la seconde moitié de sa vie et au titre de la science, un transhumant de la planète. Dix fois au moins l’Europe le vit partir pour la Chine, sa patrie forcée d’adoption. Dix fois il en revient, soit directement par Suez, soit par le pourtour océanique de la terre. C’est ainsi qu’il traverse au moins cinq fois le Pacifique de la Chine à San Francisco, et autant de fois l’Atlantique, de New York à Paris ou en sens inverse. En 1931, membre de la Croisière jaune, il s’enfonce avec elle au cœur de la Mongolie méridionale et dans le désert de Gobi, ce qui ne l’avait pas dispensé auparavant de prendre deux fois le Transsibérien dans lequel il frôla le nord de l’Eurasie. Plus tard, il verra encore les Indes, la Birmanie, Java et, à la fin de sa vie, l’Afrique du Sud où le convoquent, en raison de sa compétence de géologue, attestée par plus de cent communications scientifiques, de grands savants ses amis. Sur les bateaux qui lui ouvrent les routes de la mer et du monde, on peut le voir lui-même, comme il le dit de Dieu, «penché sur le Miroir de la Terre pour y découvrir les traits de sa beauté » (Oeuvres de Teilhard, Seuil, VI, 57).

« Pierre Teilhard de Chardin est mort en 1955. Des monts d’Auvergne aux gratte-ciel new-yorkais, des tranchées de la Première Guerre mondiale à la Chine occupée par les Japonais, des falaises anglaises aux rives de la Mer Rouge, des forêts d’Asie aux collines d’Afrique du Sud, ce jésuite n’avait rien ignoré de ce qui était humain. Géologue, il avait pris au sérieux les travaux de ses collègues sur l’évolution du vivant et s’était intéressé aux traces de nos premiers ancêtres. Religieux et mystique, il avait vécu son engagement au sein de la Compagnie de Jésus avec une fidélité sans faille, malgré les sanctions dont il a été l’objet. Aventurier, il avait partagé la vie de la Croisière Jaune et celle de Henry de Monfreid. Il n’avait jamais cessé de chercher à unir sa quête et son intelligence de Dieu, avec son amour pour les hommes et les femmes de son temps. Cinquante ans après sa disparition, a-t-il encore quelque chose à nous dire ? Moi-même religieux, engagé dans le monde des sciences et des techniques, invité à répondre à cette question, je ne me suis pas tant intéressé à ses idées et à leur diffusion durant la seconde moitié du XXe siècle qu’à la vie même du jésuite : c’est l’homme, le phénomène Teilhard, pourrais-je dire, que j’ai ainsi découvert. Avec sa noblesse et son intelligence, son courage et sa générosité ; avec ses craintes aussi et ses hésitations, ses troubles et ses erreurs. Et si je savais déjà que ce gentilhomme de Dieu était de la trempe des géants, j’ai découvert en lui un grand frère sur les épaules duquel il fait bon se jucher ! »

Extrait de la postface de Jacques Arnould dans son livre « Teilhard de Chardin »

Cette terre, il la voit d’abord en géologue. Né au pied du Puy-de-Dôme, dans une maison dominée par l’horizon assagi des volcans du Primaire, il ne s’est pas livré comme Pascal à des mesures barométriques, mais il a été un enfant fasciné par la « solidité » et par la « consistance » (XIII, 26). Le « fer » en fut pour lui le premier des symboles. La guerre de 1914-1918 transforma en déluge de mort ce « fer » qu’il tenait comme enfant dans sa main.

Bientôt, ce ne seront plus les tranchées où les hommes agonisent qui lui donneront à penser, mais les grands sites quaternaires, où notre humanité naissante a laissé des crânes et des membres fortuitement fossilisés. En Chine, à Chou-Kou-Tien, Teilhard se trouve à l’heure du rendez-vous préhistorique avec le Sinanthrope. Nous sommes en 1929. Dans les environs de Pékin, se trouvent confirmées à quelque 600 000 ans de nous, les enfances asiatiques de l’humanité et la trace de ses premiers foyers allumés dans l’histoire. Loin de relativiser l’importance de l’homme dans la nature, de telles découvertes sont pour Teilhard le signe de l’enracinement de l’humanité dans l’histoire de l’univers et de la vie.

Et puisque nous nous trouvons nous-mêmes en pleine évolution culturelle, et que nous sommes aussi parfois tellement déroutés par elle, pourquoi ne pas voir en Teilhard non pas celui qui a réponse à tout, mais celui qui est allé si loin dans sa réflexion sur l’homme, sur l’évolution et sur le Christ, qu’il peut nous apporter encore énormément par son inspiration ?

L’homme de l’évolution pour Teilhard

Teilhard est l’un des premiers à avoir proposé une synthèse de l’Histoire de l’Univers telle qu’elle nous est généralement expliquée aujourd’hui par la communauté scientifique. Sa vision, présentée entre autre dans Le Phénomène Humain, est conçue autour du thème central de l’évolution. Il a notamment développé le concept de « noosphère », enveloppe pensante autour de la terre, et explicité le phénomène de planétisation auquel nous assistons. Il est resté tout au long de sa carrière scientifique internationale en contact avec le Muséum National d’Histoire Naturelle qui accueille sa Fondation.

« Depuis Galilée, écrit-il, il pouvait sembler que l’homme eût perdu toute position privilégiée dans l’Univers, sous l’influence grandissante des forces combinées d’invention et de socialisation. Le voilà en train de reprendre la tête, non plus dans la stabilité mais dans le mouvement, non plus en qualité de centre mais sous forme de flèche du monde en croissance. Néo-anthropocentrisme non plus de position, mais de direction de l’évolution. » (III, 349). Rappelons à quel titre et avec quelle conséquence. Dans son dernier livre Le genou de Lucie, Coppens rappelle qu’il y a une « histoire naturelle de l’humanité » : pas seulement culturelle, mais aussi naturelle. De son côté, comme astro-physicien, Reeves a pu dire que « nous sommes de la poussière d’étoiles ». Pas seulement cela, mais cela aussi et d’abord il n’en reste pas moins que l’homme ainsi compris est celui qui a franchi le Rubicon de la pensée, grâce au « pas de la réflexion », c’est-à-dire, commente Teilhard, « au pouvoir qu’il a de se replier sur soi, et de prendre possession de soi-même comme d’un objet doué de consistance et de valeur particulière. Non plus seulement connaître mais se connaître, non plus seulement savoir mais savoir que l’on sait. » (1, 181). Il n’est donc pas possible pour Teilhard qu’une telle grandeur finisse dans la disparition pure et simple de son bénéficiaire, ce qui serait le cas dans l’hypothèse d’un « univers qui continuerait à agir laborieusement dans l’attente consciente de la mort absolue. Ce serait un monde stupide, un monstre d’esprit, autant dire une chimère. Donc le monde porte en soi [doit porter en soi] les garanties d’un succès final dès lors qu’il admet en lui de la pensée. Un univers ne saurait plus être simplement temporaire, ni à évolution limitée. Il lui faut par structure émerger dans l’absolu. » (VI, 450).

Un tel refus de l’absurde par Teilhard devrait être plus approfondi qu’on ne le peut dans le cadre de ce bref article. Mais la nécessité de le faire répond à la nécessité de travailler, comme le dit Claude Guillebaud, à la « refondation du monde ». Il faut en effet pour Teilhard « refonder » ou même plus simplement fonder la dynamique de l’évolution. Elle le conduit, pour sa part, à la redécouverte d’un Dieu au toucher créateur qui soit d’évolution. Capable de désirer, de soutenir, d’accompagner de l’intérieur les effets cosmiques et planétaires des atomes, des cellules, des vivants et finalement des hommes, ce Dieu, Teilhard l’appelle Oméga, ultime lettre de l’alphabet grec. Il veut signaler ainsi l’originalité entièrement singulière d’un type de présence, de fonction et de divine identité, qui relève d’un Dieu dont les chrétiens confessent qu’il s’est incarné.

La christologie de Teilhard

Par son Incarnation, le Christ ne se rapporte donc pas seulement au péché pour le détruire, mais d’abord à l’identité de l’homme dans l’Univers que Dieu veut s’affilier (cf. saint Paul, Ephésiens 1, 2-6). C’est pourquoi, tout en étant « le Rédempteur, [le Christ, pour Teilhard,] n’a pu pénétrer l’étoffe du Cosmos, s’infuser dans le sang de l’univers, qu’en se fondant d’abord dans la matière pour en renaître ensuite. La petitesse du Christ dans son berceau et les petitesses bien plus grandes qui ont précédé son apparition parmi les hommes ne sont pas seulement une leçon morale d’humilité. Elles sont d’abord l’application d’une loi de naissance et consécutivement le signe d’une emprise définitive de Jésus sur le monde. C’est parce que le Christ s’est inoculé dans le monde comme un élément du monde qu’il n’est plus séparable de la croissance du monde, tellement incrusté dans le monde visible qu’on ne saurait plus l’en arracher désormais qu’en ébranlant les fondements mêmes de l’univers. » (IX, 89). L’incarnation est donc d’abord une incorporation de Dieu à la réalité du monde qui commande celle de l’homme, pour assurer à l’homme et au monde la signification dont ni l’un ni l’autre, vu l’amour qu’est dieu, ne peuvent finalement se passer.

Pour atteindre les racines de l’homme et pas seulement de l’univers, le Christ a voulu assumer les détours de l’Histoire. Dès lors, ne nous scandalisons pas sottement des attentes interminables que nous a imposées le Messie. Il ne fallait rien moins que les labeurs anonymes et effrayants de l’homme primitif, et la longue beauté égyptienne, et l’attente inquiète d’Israël, et le parfum lentement distillé des mystiques orientales, et la sagesse cent fois raffinée des Grecs, pour que sur la tige de Jessé et de l’humanité, la fleur pût éclore. Toutes ces préparations étaient cosmiquement, biologiquement nécessaires pour que le Christ prît pied sur la scène humaine, et tout ce travail était mû par l’éveil actif et créateur de son âme, en tant que cette âme humaine était élue pour animer l’univers. Quand le Christ a paru entre les bras de Marie, il venait de soulever le monde. » Parce que l’incarnation est une prise en compte, opérée par le Christ, il est descendu au plus bas de la terre jusqu’à la mort même. « En essuyant sur soi la mort individuelle, en mourant saintement la mort du monde, le Christ a opéré ce retournement de nos vues et de nos craintes, Il a vaincu la mort. Il lui a donné physiquement la valeur d’une métamorphose et avec lui, par elle, le monde a pénétré en Dieu. » (IX, 90). Cette métamorphose n’est rien d’autre que la Résurrection.

« La Résurrection, pense Teilhard, nous cherchons beaucoup trop à la regarder comme un événement apologétique et momentané, comme une petite revanche individuelle du Christ sur le tombeau. Elle est bien autre chose et bien plus que cela. Elle est un événement cosmique. Elle marque la prise de possession effective par le Christ de ses fonctions de Centre universel. […j Il s’est étendu jusqu’aux cieux après avoir touché les profondeurs de la terre. Quand, en face de l’univers dont l’immensité physique et spirituelle se révèle à nous de plus en plus vertigineuse, nous sommes effrayés du poids toujours croissant d’énergie et de gloire qu’il faut placer sur le Fils de Marie pour avoir le droit de continuer à l’adorer, alors, pensons à la Résurrection. » (IX, 92). La Résurrection est donc le paraphe de Dieu dans une humanité de mort devenant, grâce à Lui, une humanité de vie. Alors « sans exagération, on peut dire que l’objectivité et le critère le plus essentiel de l’orthodoxie chrétienne peuvent se ramener à ce point unique maintenir le Christ à la mesure et en tête de la Création. Quelque immense que se découvre le monde, la figure de Jésus ressuscité doit couvrir le monde. Telle est, depuis saint Jean et saint Paul, la règle fondamentale de la théologie. »(X, 222).

Ceci suppose donc un déplacement de la réflexion sur l’incarnation, du seul péché à détruire, vers une finitude à transfigurer. Non pas que ce déplacement évacue le péché. Mais ce péché est à comprendre de l’intérieur d’une condition humaine qui cherche dans le monde le pôle absolu dont il ne peut se dispenser… Le message chrétien le lui révèle et c’est ce message qui commande, pour Teilhard, ce qu’on peut appeler sa mystique.

La mystique de Teilhard

La mystique de Teilhard comporte un programme que l’on peut résumer dans trois verbes qui lui sont chers et par lesquels il définit les conditions du bonheur : se centrer, se décentrer, se surcentrer. »Se centrer » sur soi, afin d’exister dans le monde comme un individu, et non s’y disperser comme une vapeur d’eau. « Se décentrer », pour devenir soi-même grâce à l’amour de l’autre, donné et reçu. « Se surcentrer » sur un plus grand que soi, pour accomplir en nous l’Humanité. Pascal, parlant à mots couverts de l’infini de l’homme, a dit dans une sobriété littérairement géniale que « l’homme passe l’homme ». Or, celui qui passe l’homme sans le détruire, c’est évidemment le Christ.

Quant à son Visage, Teilhard nous l’a décrit, en fin de vie, dans une superbe prière :
« Seigneur de la Consistance et de l’Union,
vous dont la marque de reconnaissance et l’essence
sont de pouvoir croître indéfiniment,
sans déformation ni rupture,
à la mesure de la mystérieuse Matière
dont vous occupez le Coeur
et contrôlez en dernier ressort
tous les mouvements. » (XIII, 20).

Tel était pour Teilhard « le secret de la Terre ». Tel fut le secret de sa vie. Tel devrait être, à ses yeux, le secret de l’Église à laquelle il demeura fidèle sa vie entière, malgré des incompréhensions cruelles, injustes et continues. Celles-ci auraient pu aigrir à tout jamais un coeur moins généreux que le sien et démobiliser un esprit moins assuré que lui. Mais à ses veux, « il suffit, pour la Vérité, d’apparaître une seule fois, dans un seul esprit, pour que rien ne puisse jamais l’empêcher de tout envahir et de tout enflammer. » (XIII, 117). Ces lignes sont du 15 mars 1955, un mois à peine avant sa mort.

Dans l’incapacité où nous sommes de deviner quels furent ses tout derniers sentiments, nous pouvons au moins nous reporter à l’interprétation qu’il fit du devoir de mourir, trente ans plus tôt dans Le Milieu Divin :

« Plus, au fond de ma chair,
le mal est incrusté et incurable,
plus ce peut être Vous que j’abrite  comme un principe aimant, actif, d’épuration et de détachement.
Plus l’avenir s’ouvre devant moi
comme une crevasse vertigineuse ou un passage obscur, plus, si je m’y aventure sur votre parole,
je puis avoir confiance de me perdre
et de m’abîmer en Vous. » (IV, 95).

De tels propos éclairent ce que fut la vraie mystique de Teilhard qui peut fonder la nôtre. Ils nous disent ce qu’a pu être, à New York, la mort du Père Teilhard le 10 avril 1955, jour de Pâques, fête de la Résurrection.

Gustave Martelet, sj

Cet article évoque à grands traits le contenu d’un livre paru chez Lessius au cours de l’année 2005 :
la Primauté du Christ chez le Père Teilhard de Chardin ou Teilhard de Chardin, prophète d’un Christ toujours plus grand
>> Présentation du livre
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Présentation du livre

Le cinquantième anniversaire de la mort du P. Teilhard de Chardin est l’occasion de faire valoir la profondeur de sa pensée et de son inspiration authentiquement chrétienne. Imprégnée de culture scientifique, son oeuvre l’est non moins de fidélité paulinienne au mystère du Christ dans la Création. Cette fidélité implique, pour Teilhard, que le Christ soit présenté dans toute sa primauté et que l’homme soit défini selon sa transcendance et son indéniable originalité dans la nature.

« Prophète en procès », a-t-on dit de Teilhard. Ce procès, dans ce qu’il a d’injuste, doit pouvoir cesser, non par apologie – ce qu’il eût récusé -, mais par compréhension résolue et lucide, en tout cas toujours grande ouverte à la richesse chrétienne d’un héritage d’une telle importance.

En un temps où l’identité de l’homme et la pertinence de la Révélation sont largement remises en question, une nouvelle évangélisation peut découvrir un véritable stimulant et un sérieux appui dans la pensée d’un P. Teilhard de Chardin. On y trouve en effet un condensé du message chrétien autour du « Christ toujours plus grand » et d’une vision de l’homme conforme aux exigences conjuguées de la culture et de l’intelligence de la foi.

Gustave MARTELET, jésuite, a enseigné la théologie dans la Compagnie de Jésus pendant plus de cinquante ans à Lyon, Paris et Rome. Il a participé à Vatican II comme théologien des évêques francophones d’Afrique centrale et a écrit plusieurs ouvrages dont :
Résurrection, Eucharistie et genèse de l’homme (1972),
Deux mille ans d’Église en question (1984-1990),
Libre réponse à un scandale.
La faute originelle, la souffrance et la mort (1986),
L’au-delà retrouvé (1996)et Évolution et Création (1998).

PRÉFACE par le Père François-Xavier Dumortier (Provincial de France en 2006)

Depuis ce jour du 10 avril 1955 où le P. Teilhard de Chardin nous a quittés, l’originalité de sa démarche et la force de sa pensée n’ont pas cessé d’accompagner et de stimuler la réflexion de notre temps. Qu’il s’agisse de ses compagnons jésuites d’hier et d’aujourd’hui, qu’il s’agisse des hommes et des femmes qui trouvent dans ses écrits l’ouverture et le soutien dont ils ont besoin sur leur propre chemin, tous savent ce qu’ils lui doivent. L’ouvrage du P. Martelet vient à son heure pour montrer et démontrer combien la figure et le mystère du Christ sont au cœur de l’œuvre du P. Teilhard de Chardin et lui donnent une portée souvent négligée et parfois occultée, une portée fondamentale et essentielle. Car scruter le mystère de l’univers conduit Teilhard à découvrir, au travers de ses recherches, l’immensité du Christ en qui tout prend dimension nouvelle et consistance véritable. S’interroger sur l’homme fait à Teilhard emprunter beaucoup de chemins au travers de ce qui est connu et de ce qui reste inconnu mais ces chemins ne mèneraient nulle part s’ils ne témoignaient pas de sa relation intime et décisive au Verbe fait chair. Recevoir, accueillir et contempler ce que l’Écriture nous livre du mystère de Dieu et de l’événement du Christ devient, pour Teilhard, l’ardente exigence de regarder de manière nouvelle, c’est-à-dire à la lumière de la promesse du jour où tout s’accomplira en Christ, l’univers et son évolution, l’homme et ses origines, l’histoire du monde et la révélation de Dieu.

Alors, en lisant le P. Martelet, le lecteur s’éveille à cette impressionnante vision du Christ qui constitue le fondement et le cœur de la démarche de Teilhard. Quel témoignage nous est ainsi livré de la profondeur, de l’immensité et de l’universalité de l’événement christique! C’est, tout à la fois, de la présence du Christ à l’univers et du rapport de l’univers au Christ qu’il s’agit. Et, au fil des pages, le lecteur entend, comme s’adressant à lui, la parole du Ressuscité à Marie-Madeleine: « Ne me retiens pas » (Jn 20,17). Garder la mémoire du Christ, c’est désirer non pas Le saisir, mais Le laisser prendre, en tout et en tous, cette dimension toujours plus grande et toujours nouvelle qui se dévoile à mesure qu’on se laisse saisir par Lui. À la rigueur du lecteur attentif et passionné, le P. Martelet joint la vibrante intelligence de qui ne se satisfait pas de peu, quand il s’agit de faire droit et de rendre justice à celui que le désir du Christ conduisit à aller toujours plus loin dans l’ordre des exigences de l’intelligence et de la foi. Ainsi, aux confins de disciplines fréquemment juxtaposées et à l’articulation de savoirs trop souvent segmentés, Teilhard ouvre une route au Christ. Le P. Martelet ne manque pas d’incliquer ce qui peut rester flou dans la conceptualisation, ce qui n’est pas toujours heureux théologiquement, ou encore ce qui demeure approximatif dans la formulation. Mais, comme l’auteur de ce livre le dit aussi sans cesse, peut-on reprocher ses tâtonnements à une pensée qui recherche son expression la plus juste? Ne faut-il pas, d’abord et plutôt, reconnaître dans l’œuvre de Teilhard une résonance forte et nouvelle de textes qui, dans l’Écriture et dans la Tradition, disent la primauté du Christ? Ne faut-il pas comprendre, à la suite de Teilhard, que l’événement christique fait craquer bien des limites notamment celles des mots – tant « le Christ, partout présent et toujours croissant » ne cesse de requérir ce cœur ouvert et cet esprit large, sans lesquels l’homme n’accepte pas de se laisser mesurer par ce qui le dépasse et le déborde?

Dans la situation spirituelle de notre temps, cet ouvrage du P. Martelet ne vient pas seulement déciller les yeux et faire voir la source de lumière qui est au centre de l’œuvre du P. Teilhard de Chardin. Il montre, en suivant le chemin de pensée de Teilhard, combien il importe que l’homme, en se tournant vers un « Christ toujours plus grand », s’éveille à sa véritable grandeur. La question de Dieu ne fait pas nombre avec d’autres : elle saisit l’homme au plus profond de lui-même jusqu’à lui faire découvrir que le mystère de Dieu est essentiel à la compréhension de sa propre humanité. Aussi ce livre est-il autant un témoignage qu’un appel : c’est le témoignage rendu à un homme qui sut parler du Christ, de l’univers et de l’homme avec l’accent propre du croyant en attente de l’heure où Christ sera tout en tous. C’est aussi l’appel à vivre, sans crainte, la même passion du Christ sans jamais délier ce que le Verbe fait chair a uni pour toujours.

Un tel témoignage et un tel appel sont plus actuels que jamais.

François-Xavier DUMORTIER, s.j.

Comment Teilhard a-t-il pu rester un « enfant d’obéissance » ?  Message du Père Kolvenbach, Supérieur général de la Compagnie de Jésus, jusqu’en 2008 au colloque Teilhard organisé à l’université grégorienne (Rome) en octobre 2004

Que ce Colloque sur le Père Teilhard se tienne à Rome, et à l’université Grégorienne, me semble particulièrement significatif. Je voudrais seulement mettre ce fait en relief.

Le Père Pierre Teilhard de Chardin a rendu deux fois visite a la Ville éternelle: en 1948 et en 1951. Il reconnaît, dans une de ses lettres, qu’il a pu y parler avec toute la franchise qu’il considère comme un des trésors les plus précieux de la Compagnie de Jésus. Au Supérieur général d’alors, le Père Jean-Baptiste Janssens, il a pu exprimer le sentiment profond qu’il a de la réalité organique du monde. Ce sentiment l’a marqué depuis l’enfance, et il a mûri au fil des années, devenant la conviction d’une convergence générale de l’univers vers Celui « in quo omnia constant », ce Christ que la Compagnie, selon son propre aveu, lui a appris à aimer.

Il confesse franchement à son Supérieur général que sans cette extraordinaire et inépuisable source de clarté, il lui est devenu presque physiquement impossible de respirer, de croire, d’adorer. Jamais le Christ ne lui a paru plus réel, ni plus personnel, ni plus immense. Comment dès lors, s’interroge-t-il, admettre que cette orientation dans laquelle il s’est engagé soit mauvaise ?

Sans doute reconnaît-il pleinement que Rome puisse avoir ses raisons d’estimer que sa vision, sous sa forme présente, est prématurée, incomplète, et que la diffuser présenterait des inconvénients. En tout cas, il est décidé, écrit-il d’Afrique du Sud le 12 octobre 1951, à rester « enfant d’obéissance », de fidélité et de docilité. Pour cette raison, il donne par la suite la priorité à son approfondissement spirituel personnel, non à la propagation de ses idées. Son entretien avec le Père Janssens se termine ainsi : « Vous pouvez compter à fond sur moi pour travailler au Règne de Dieu, qui est la seule chose que je voie et qui m’intéresse à travers la science. »

Dans le plus pur esprit ignatien, il ne pense pas que cet approfondissement personnel puisse demeurer caché : « si je n’écrivais pas, je trahirais », note-t-il. Mais cela demeure un témoignage intérieur, qui ne s’impose pas mais se propose, à tous ceux en qui vivent le sens cosmique, la foi chrétienne au monde, et l’engagement pour la construction de l’avenir.

Pour accomplir cette mission, il n’était pas soutenu par un optimisme indéfectible. Il pouvait être découragé, angoissé. Mais le mystère pascal le faisait oser. C’est un dimanche de Pâques qu’il achève la « Messe sur le monde », c’est un dimanche de Pâques qu’il est mort. Dans la « Messe sur le monde », il reprend la vision inaugurale du Christ de l’Apocalypse, ce livre qui voit des cataclysmes briser le monde, et l’espérance pascale portée par les témoins de l’Agneau. « Vous que mon être appelait d’un désir aussi vaste que l’univers, vous êtes vraiment mon Seigneur et mon Dieu. » Que ce Seigneur rassemble en son exubérante unité les travaux, les efforts et les fruits de ce Colloque, qui se tient a Rome, en l’Université grégorienne.

P.H. Kolvenbach, sj

Pour en savoir plus :

Dossier sur Teilhard de Chardin dans croire aujourd’hui N°188
Le site international sur Teilhard >>

Site présentant de nombreux extraits de l’oeuvre de Teilhard
Une conférence à l’Eglise Réformée d’Auteuil