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Joseph Pignatelli (1736-1811), celui que l’on appelle le « Restaurateur » de la Compagnie de Jésus, est mort il y a un peu plus de deux siècles. Il vécut personnellement, et de bout en bout, la suppression de l’Ordre, suivie des années d’exil et de clandestinité. Il n’eut cependant pas le bonheur de connaître le rétablissement officiel de l’Ordre. La Compagnie de Jésus le fête le 14 novembre.
Le mois de mai est d’ordinaire un très beau mois à Rome, mais ce n’est pas le cas en 1769, du moins pas pour les jésuites. Entre 1762 et 1768, ils sont bannis du Portugal, de l’Espagne, de Parme et de Malte, et supprimés comme ordre religieux en France, à Naples et en Sicile, tous les territoires régis par les diverses branches de la maison royale de Bourbon. Les accusations formelles émises contre la Compagnie de Jésus sont fausses voire ridicules, mais ce n’est pas ce qui avait motivé ses ennemis. Dans une période de déclin de la religion en général, les jésuites sont encore une force qui compte, certains d’entre eux ayant une grande influence à la cour royale, beaucoup d’autres engagés dans l’éducation des jeunes, un domaine dans lequel ils sont prédominants.
Cependant, leurs méthodes pédagogiques sont jugées caduques, leur enseignement moral laxiste, leurs ambitions politiques intimement liées aux revendications de pouvoir temporel de la part du Saint-Siège. En fait, la Compagnie s’identifie de manière si étroite avec la papauté dans ses décisions tant bonnes que mauvaises, que les ennemis de l’Église de Rome y ont vu le premier rempart à abattre. En mai 1769, le conclave est sur le point d’élire un nouveau pape comme successeur de Clément XIII, qui a protégé les jésuites contre vents et marée. Tous savent que les Bourbons n’accepteront aucun candidat qui ne soit prêt à supprimer la Compagnie de Jésus dans le monde. Leurs ambassadeurs le font savoir sans détour aux cardinaux : l’alternative pourra être un schisme, des Églises nationales séparées de Rome.
Le P. Lorenzo Ricci, homme de grande formation académique mais avec peu d’expérience de gouvernement, est à la tête de la Compagnie depuis 1758. « Je l’aurais estimé très compétent pour mener la Compagnie sur une mer calme et tranquille, dit l’un de ses amis, mais à cause de sa douceur, je sentais qu’il était moins bien équipé pour être à la barre au milieu de vagues violentes. » Ricci se limite aux moyens spirituels, exhortant les jésuites à la prière, sans mobiliser la bonne volonté existante de quelques cardinaux, de nombreux évêques en France, ou de l’impératrice autrichienne Marie-Thérèse, qui peut avoir une influence importante voire déterminante sur la décision.
C’est avec grand plaisir, cependant, que Lorenzo Ricci reçoit, en ce même mois de mai 1769, un espagnol svelte, de souche princière italienne, âgé de 35 ans, le P. Joseph Pignatelli. Le Général a maintes fois entendu des propos louangeurs à son propos, à l’intérieur de la Compagnie comme à l’extérieur. Joseph était entré dans la Compagnie de Jésus à l’âge de quinze ans, a été ordonné en 1762, puis a travaillé comme enseignant dans un collège de la Compagnie de Jésus à Saragosse et comme aumônier des prisonniers de l’endroit. Son ministère plein de douceur pour les condamnés a valu à ce grand d’Espagne le titre singulier de « Père du gibet ». Tout cela prend fin en avril 1767, lorsque le roi Charles III expulse les jésuites de son royaume.
D’abord le recteur du collège, puis le provincial, déléguent leurs pouvoirs à Joseph Pignatelli, ce qui fait de lui, alors qu’il n’a même pas prononcé ses vœux définitifs, le responsable de quelque 600 jésuites. Il est certainement à la hauteur de leur confiance, prenant en charge ses frères en exil, sur mer et sur terre, jusqu’à ce qu’ils atteignent Ferrare dans les États pontificaux fin 1768. « Puisque nous nous glorifions dans le Nom de Jésus, l’entend-on dire maintes fois pour ranimer leur courage, il est plus que raisonnable que nous partagions Ses opprobres, Ses souffrances et Sa croix ! » Ont-ils conscience, Lorenzo Ricci et lui, de l’importance de leur première et unique réunion ? Ricci va devoir se résigner, pour ainsi dire, à voir la mort apparente de la Compagnie de Jésus dont il a reçu le gouvernement, tandis que Joseph Pignatelli a le destin de préserver ce corps apparemment mort de la décomposition, et de vivre afin de garder ensemble ses membres disséminés. À la fin de leur conversation, Joseph Pignatelli se met à genoux et le Père Général le bénit.
Le 18 mai 1769 voit l’élection du nouveau pape, Clément XIV. Ce n’est pas un ennemi de la Compagnie de Jésus, mais comme Pontife, il n’a pas la poigne de son prédécesseur. Pendant près de quatre ans, il résiste à la pression des ambassadeurs de l’Espagne, du Portugal et de la France, mais ceux-ci ne relâchent pas leurs efforts. Chaque concession, la moindre mesure prise contre les jésuites pour apaiser les Bourbons, rend inévitable l’accomplissement de leur unique désir, la suppression totale de la Compagnie de Jésus, effectuée le 21 juillet 1773, lorsque, sous la contrainte, Clément XIV signa le bref Dominus ac Redemptor. Le seul motif réel donné est la préservation de la paix chrétienne, et c’est précisément ce que le pape ne peut obtenir. En fin de compte, comme un historien moderne l’a laissé entendre, la suppression « pourrait mieux se comprendre comme un acte flagrant de la politique du dix-huitième siècle : quelque chose qui n’aurait pas dû se produire et quelque chose que les papes et les monarques catholiques en viendraient à regretter ».
Joseph Pignatelli, qui a prononcé ses vœux définitifs en février 1771, se liant à jamais à un corps dont l’existence même est menacée, ne fait de remarque sur la suppression qu’une seule fois, le jour où on fait lecture du bref papal aux jésuites espagnols à Ferrare. « Pourquoi, dit-il à ses frères accablés, pourquoi devrions- nous avoir le cœur transpercé dans cette affliction ? Pourquoi devrions-nous avoir les yeux en larmes, de tristesse ? Nous savons que nous n’avons commis aucune faute dans toute cette affaire malheureuse. Ceux qui ont amené notre suppression ou qui y ont contribué, ce sont eux qui ont des raisons d’être affligés, pas nous. » Et, rappelant les sacrifices de tant de jésuites, en particulier dans les collèges, il conclut : « Le temps viendra où ils crieront pour que ces Pères reviennent vers eux, mais en vain ; ils ne les trouveront pas. »
Le P. Lorenzo Ricci également, emprisonné à Castel Sant’Angelo à Rome, fait valoir que la suppression de la Compagnie de Jésus, tout comme sa propre incarcération, est injustifiée, mais en vain : isolé et maltraité, il meurt en prison deux ans plus tard. Le nouveau pape, Pie VI, victime également de l’intimidation des Bourbons, saisit cette occasion pour réhabiliter le Général des jésuites en lui accordant les funérailles les plus solennelles et en faisant transférer son corps avec les plus grands honneurs à l’église du Gesù pour son inhumation dans la crypte des Généraux. Le grand successeur de Lorenzo Ricci comme général au dix-neuvième siècle, le P. Jan Roothaan, lui décerna cette épitaphe : « le grand martyr de notre ordre ».
Joseph Pignatelli aurait pu être appelé à juste titre « le grand confesseur du pape ». La suppression de la Compagnie de Jésus n’a pas apporté la paix à l’Église. « Nous avons tué le fils, déclara un des agents espagnols à Rome, maintenant il ne nous reste plus rien à faire, sinon agir de la même manière contre la mère, notre Sainte Église Romaine. » Pie VI est incapable de faire face à la puissance militaire et aux idées révolutionnaires. Il n’a pas le soutien des vieux ennemis des jésuites dans l’Église, ceux qui prônent une religion moralisatrice et éclairée dans une Église nationale.
En février 1798, les armées françaises occupent la ville éternelle et proclament la République romaine. Le pape refuse de renoncer à son pouvoir temporel, est fait prisonnier et déporté du Vatican à Sienne, et de là dans un monastère près de Florence. En recevant les nouvelles, Joseph Pignatelli est profondément attristé. De 1773 à 1797, il vit à Bologne, réconforté par les signes d’approbation que le pape Pie VI a donnés concernant les tentatives de maintenir ou de rétablir la Compagnie de Jésus, et dont le retour dans le duché de Parme en 1794 est le dernier en date. Joseph Pignatelli est à Parme, et là, il a renouvelé ses vœux, le 6 juillet 1797, de combattre sous l’étendard de la croix, et d’être envoyé en mission selon la volonté du Vicaire du Christ.
Or, le nouveau profès, lui-même un mendiant, se précipite à Florence, avec tout l’argent en sa possession, et l’offre au Pontife enchaîné. Choqué par l’état de dépérissement de ce dernier, Joseph Pignatelli s’agenouille devant lui en larmes, tandis que Pie VI le remercie, l’appelant son vrai fils, et lui donnant la bénédiction apostolique. C’est peut-être à cette occasion que le pape lui donne la permission d’ouvrir un noviciat à Colorno, en Italie, l’unique noviciat jésuite en Europe occidentale à cette époque. Les six premiers novices arrivent en novembre 1799. Entre-temps, Pie VI meurt dans une prison française, les cardinaux sont dispersés, et les ennemis de l’Église se vantent d’avoir enterré le dernier des papes.
Comme maître des novices, Joseph Pignatelli souligne surtout la nécessité de la vie spirituelle en union avec le Christ, sans oublier la pratique des vertus solides et de la mortification. Il suffit de le regarder : il balaye les couloirs de la maison, remplace les autres, y compris le cuisinier, lorsqu’il le faut ; il sort dans les rues, demandant l’aumône aux passants, et visite les hôpitaux et les prisons. Les seules représentations auxquelles il ne fait pas attention sont celles de ses frères lui demandant de mettre un frein à son zèle.
Son plus grand choc, en revanche, est sa nomination comme Provincial de l’Italie, en 1803. C’est à ce titre qu’il a à discuter avec le roi Ferdinand, fils de Charles III, du rétablissement de la Compagnie de Jésus à Naples. Cette fois, le pape Pie VII (élu en 1800), donne son accord par écrit, le 30 juillet 1804, confirmant les concessions faites en faveur des jésuites en Russie blanche (la Biélorussie), et les étendant au Royaume des Deux-Siciles. Beaucoup d’anciens jésuites viennent alors dans ce royaume pour être réadmis dans la Compagnie de Jésus, s’engageant à nouveau dans son apostolat.
La bénédiction de Dieu sur l’action de Joseph Pignatelli est manifeste non seulement à travers la ferveur spirituelle des jésuites, mais aussi dans la providence divine qui permet à son fidèle serviteur de dépenser des sommes énormes dans des œuvres de charité. Mais la croix n’est pas loin non plus : en février 1806, l’armée de Napoléon investit Naples, et en dépit de ses manœuvres diplomatiques, Joseph Pignatelli et les siens doivent quitter le royaume. Ils vont à Rome, où Joseph Pignatelli obtient immédiatement une audience du pape Pie VII. Le Souverain Pontife, profondément ému, lui confirme qu’il est pleinement conscient de l’obéissance fidèle au Vicaire du Christ professée par les jésuites, lui promettant de toujours trouver en lui un père aimant. Il demande aux jésuites exilés de s’établir à Rome, au Gesù et dans le Collège Romain. Pour Joseph Pignatelli, l’entrée au Gesù à nouveau est sans doute une expérience marquante. On peut facilement l’imaginer à genoux devant le tombeau de saint Ignace de Loyola, puis descendant à la crypte des généraux pour prier, pendant quelques instants, pour le repos de l’âme du très obéissant Lorenzo Ricci.
Mais la présence de tant de jésuites à Rome allait certainement devenir une source constante d’irritation pour les ennemis de la Compagnie de Jésus. Aussi Joseph Pignatelli cherche-t-il et trouve-t-il d’autres apostolats en dehors des États pontificaux, dans plusieurs séminaires diocésains, et déménageant pour aller à l’hôpital Saint Pantaléon, à l’ombre du Colisée, tout près de l’église Notre-Dame du Bon Conseil. Là, le jésuite septuagénaire vit une vie cachée de mortification intense et de prière assidue, aidant les hauts dignitaires de l’Église et de l’État par ses conseils, et beaucoup de pauvres avec des aumônes qui ne semblent jamais épuiser ses ressources. Ses amis sont légion, parmi eux le pape Pie VII ; celui-ci aurait fait de lui un cardinal, mais un ami jésuite l’en dissuade.
En juin 1809, le « grand confesseur du pape » a une autre occasion de montrer sa loyauté inébranlable. Encore une fois, l’armée française occupe Rome, pour venir à bout de la résistance du pape à la politique de Napoléon, celle de dominer l’Église. Pie VII se retire au Quirinal, prisonnier volontaire, et refuse de négocier avec l’empereur ; celui-ci, pour se venger, s’empare de toutes les possessions du pape, le laissant totalement démuni. Quand Joseph Pignatelli prend connaissance de la situation précaire dans laquelle se trouve le pape, il lève une énorme somme d’argent qu’il envoie au Quirinal.
Lorsque Pie VII apprend que cette somme vient du Provincial, au nom de la Compagnie de Jésus, il lève les yeux au ciel, en émerveillement et plein de joie, de cette aide venant d’exilés ; et avec beaucoup de tact, il refuse d’en prendre plus de la moitié. Peu de temps après, le pape est enlevé de Rome et fut prisonnier à Savone pendant trois ans.
Joseph Pignatelli ne va plus voir le pape et il ne voit pas non plus le jour, en 1814, lorsque Pie VII restaure pleinement Compagnie de Jésus. Joseph Pignatelli meurt à Saint Pantaléon le 15 novembre 1811, usé au service de l’Église et la Compagnie de Jésus, avec une option préférentielle pour les pauvres, les prisonniers et les exilés. Ses dernières paroles sont la demande d’être laissé seul, de passer le reste de sa vie avec Dieu. Pie XI le béatifie en 1933, rappelant ses actes de miséricorde envers ses prédécesseurs. Pie XII le canonise en 1954.
P. Marc Lindeijer sj
Traduction de Georges Cheung sj
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